JAMES C. SCOTT (Directeur du programme des études agraires, université de Yale USA)
Télérama 3619, 22 mai 2019, p. 35-37
Sédentaire, c’est l’enfer.
« Non, l’agriculture n’a pas libéré l’Homo sapiens ! En l’assignant à résidence, sous la férule de l’Etat, elle l’a asservi. Une impasse pour l’humanité, dit l’anthropologue James C. Scott. »
JAMES C. SCOTT
1936 : Naissance dans le New Jersey (USA)
1978-1980 : Travail de terrain dans un village de Malaisie
Depuis 1981 : Directeur du programme des études agraires, université de Yale.
2013 : Zomia ou l’art de ne pas être gouverné. Ed du Seuil
A LIRE
Homo domesticus. Une histoire des premiers Etats. Ed. La découverte, 300 p., 23 €
A VOIR
« De l’invention de l’agriculture à la naissance de l’Etat », rencontre le 31 mai 2019 avec James C. Scott, festival La Manufacture d’idées, Hurigny (71).
http://lamanufacturedidees.org/wp-content/uploads/2019/04/Progr2019.pdf
festival@lamanufacturedidees.org
https://fr.wikipedia.org/wiki/James_C._Scott
James C. Scott (né en 1936) est un professeur de sciences politiques à l'Université Yale aux États-Unis.
Politiste anarchiste américain, il est un critique et continuateur de Pierre Clastres, Foucault, Bourdieu, Lukes, etc. Il a été une figure du mouvement Pérestroïka en sciences politiques.
Les travaux de James Scott portent principalement sur la résistance des personnes en situation de subalternité : il a longuement documenté la vie des paysans en Malaisie et a développé le concept de résistance infrapolitique. Il propose dans ses ouvrages une relecture critique du concept d'hégémonie et une distinction entre le « discours officiel » et le « discours caché » des paysans, qui peut être très critique dans la sphère privée. Cette distinction a des répercussions sur les théories du pouvoir.
Dans Weapons of the weak: Everyday forms of Peasant Resistance (1985), Scott présente les résultats de son ethnographie menée dans un village de Malaisie. Ce village est spécialisé dans la culture du riz et regroupe pas plus de 70 foyers. Scott y a passé deux ans environs et a étudié les relations de pouvoirs et les formes que prenait la "lutte des classes" entre "riches" et "pauvres". Il y a observé l'introduction des doubles récoltes et l'arrivée de la mécanisation des récoltes.
Dans Domination and the arts of resistance: Hidden Transcripts. (1990), Scott introduit les concepts de résistance infrapolitique, de "hidden transcript" et de "public transcript". Par résistance infrapolitique, Scott recouvre l'ensemble des pratiques qui ne sont pas partagées ouvertement sur la scène publique, car elles seraient symboliquement ou légalement réprimées, mais qui s'y insinue discrètement sans pouvoir être totalement identifiées. Par exemple, un vol dissimulé, la circulation de ragots, des anecdotes, de petits actes qui réduisent l'effort au travail, le contournement des taxes, etc. permettent à des populations dominées d'accroître leurs chances de survie. Ces actions sont souvent effectuées sous couvert d'anonymat ou évoquées en comité réduit. Ainsi, les populations qui ont recours à ce genre de pratiques présentent souvent, dans la sphère privée un discours très critique des personnes au pouvoir. En revanche, ces mêmes personnes simulent souvent en public une fausse complicité avec les normes dominantes. C'est la distinction que Scott fait entre "hidden" et "public transcript".
Ces idées ont des implications sur la manière dont l'hégémonie est pensée: dans la tradition de Gramsci, l'hégémonie sous-entend qu'une population dominée a intégré les normes dominantes. Scott explique que cette erreur vient notamment d'un biais de méthode: en effet, si on ne regarde que le discours public des classes dominées, on risque de passer à côté de leurs réelles convictions. Selon Scott, ce discours de fausse complicité en public, dans ce type de société, s'explique par le simple besoin de survivre: le riche que l'on critique en privé, qui exploite les pauvres est aussi celui qui donne du travail.
https://www.editionsladecouverte.fr/catalogue/index-Homo_Domesticus-9782707199232.html
Homo Domesticus
Une histoire profonde des premiers États
James C. SCOTT
Aucun ouvrage n’avait jusqu’à présent réussi à restituer toute la profondeur et l’extension universelle des dynamiques indissociablement écologiques et anthropologiques qui se sont déployées au cours des dix millénaires ayant précédé notre ère, de l’émergence de l’agriculture à la formation des premiers centres urbains, puis des premiers États.
C’est ce tour de force que réalise avec un brio extraordinaire Homo domesticus. Servi par une érudition étourdissante, une plume agile et un sens aigu de la formule, ce livre démonte implacablement le grand récit de la naissance de l’État antique comme étape cruciale de la « civilisation » humaine.
Ce faisant, il nous offre une véritable écologie politique des formes primitives d’aménagement du territoire, de l’« autodomestication » paradoxale de l’animal humain, des dynamiques démographiques et épidémiologiques de la sédentarisation et des logiques de la servitude et de la guerre dans le monde antique.
Cette fresque omnivore et iconoclaste révolutionne nos connaissances sur l’évolution de l’humanité et sur ce que Rousseau appelait « l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes ».
La préface de cet ouvrage est rédigée par Jean-Paul Demoule, spécialiste du Néolithique et de l’âge du Fer, professeur émérite de protohistoire européenne à l’université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne, et l’auteur d’une vingtaine d’ouvrages, parmi lesquels Mais où sont passés les Indo-Européens ? Aux origines du mythe de l’Occident et, avec Dominique Garcia et Alain Schnapp (dir.), Une histoire des civilisations. Comment l’archéologie bouleverse nos connaissances.
Version papier : 23 € Version numérique : 15,99 €
http://thomas.lepeltier.free.fr/cr/scott-against-the-grain-history-of-earliest-states.html
Compte rendu du livre :
Against the Grain.
A Deep History of the Earliest States,
de James C. Scott,
Yale University Press, 2017.
La formation des premiers États apparaît comme une suite logique de la sédentarisation qui accompagna le développement de l’agriculture. En général, les historiens présentent cette évolution sociale de manière assez positive, dans la mesure où elle aurait permis aux chasseurs-cueilleurs de quitter une vie misérable pour des conditions davantage propices au développement culturel. L’architecture, l’écriture, la science seraient ainsi nées des premières structures étatiques. Pourtant, comme James Scott le fait remarquer dans ce livre, ce scénario classique est confronté à des découvertes archéologiques qui révèlent un hiatus : entre environ 8000 et 3500 ans avant l’ère commune, on observe des communautés maitrisant les techniques de l’agriculture et développant un artisanat, mais aucune où l’autorité étatique ne semble présente. Pour ce professeur de science politique, la raison est que les premiers chasseurs-cueilleurs résistèrent au développement de la « civilisation ». D’ailleurs, même après la création des premiers États, la plupart des communautés qui gravitaient autour n’auraient pas cherché à s’y assimiler pendant des millénaires. Pour qu’elles se soumettent à un État, il a fallu qu’elles aient eu faim, peur ou aient été contraintes.
Selon J. Scott, ce phénomène s’explique par les bénéfices que ces communautés indépendantes pouvaient retirer d’une vie mixant chasse, cueillette et agriculture : en exploitant une grande variété de ressources pour s’alimenter, elles avaient les moyens de compenser tout manque temporaire ; en vivant en petites structures, elles étaient plutôt épargnées de la diffusion des maladies ; en étant mobile, leurs membres n’étaient pas contraints à des tâches répétitives et soumis à un pouvoir coercitif ; et ainsi de suite. Or tous ces avantages allaient disparaître une fois sédentarisées. La transition a bien sûr dû être progressive. En se rendant de plus en plus dépendantes des plantes cultivées, les premières communautés perdaient en mobilité. À force de domestiquer des animaux, leurs membres devinrent moins actifs et réduisirent la variété de leur alimentation, au détriment de leur santé. En vivant davantage les uns sur les autres, à proximité du bétail, ils favorisèrent la propagation des maladies. Puis, en se sédentarisant complètement, ils créèrent les conditions d’émergence de pouvoirs centralisés.
Ces premières structures étatiques durent créer des corps d’administrateurs et des forces de maintien de l’ordre. Elles se devaient aussi de construire des cités et d’ériger des murailles pour se protéger. Pour fonctionner, il fallait donc prélever des impôts. Elles orientèrent alors l’agriculture vers les céréales (grain, en anglais) puisque c’est une production très facilement imposable : se récoltant à un moment précis de l’année, il est difficile pour les fermiers d’éviter les inspections (à la différence des tubercules, par exemple, davantage cultivés par les communautés non soumises au joug d’un État). Ces premières structures étatiques avaient également besoin de maintenir, très souvent par la contrainte, leur population sur leur territoire. Enfin, pour disposer d’une main d’œuvre suffisante, elles mettaient allègrement en esclavage les populations environnantes.
Dans ces conditions, on comprend pourquoi les premières communautés humaines résistèrent à l’étatisation plus ou moins inéluctable de leur mode de vie, c’est-à-dire pourquoi elles allèrent against the grain. Pour elles, la naissance des États représentait finalement un destin tragique…
Thomas Lepeltier,
Sciences Humaines, 303, mai 2018.