BÉRENDORF Louis (1859-1938)

Publié le par histoire-agriculture-touraine

Louis Pierre BÉRENDORF

le 13 septembre 1859 à Oullins (Rhône). Fils de Joseph Bérendorf (1839-1919) et de De Larcher Aline Marie-Louise (1830-xxxx).

Son père, Joseph Bérendorf est dessinateur à l'usine ferroviaire d'Oullins (Rhône). Vers 1880 il acquiert le château de Pintray à Lussault-sur-Loire (Indre-et-Loire) où il s’installe comme propriétaire-cultivateur.

Épouse Julie Lavigne (née à Lille en 1862) vers 1883. Ils ont un fils Charles en 1885.

Décède le 25 mai 1938 à Lussault-sur-Loire.

Propriétaire cultivateur
Maire de Lussault-sur-Loire (1920)
Élu Président de la section communale de la C.G.A en 1920
Président de la Caisse de Crédit agricole mutuel de Pocé-sur-Cisse (1928)
 

1917

La Dépêche du Centre et de l’Ouest, Jeudi 1er février 1917
L'ORGANISATION RÉGIONALISTE
Tours, chef-lieu de région

Dans un cadre où le génie tourangeau présentait déjà les titres de sa ville à la suprématie métropolitaine, M. Jean Hennessy, député de la Charente, faisait, il y a quelques jours, à l’hôtel de ville de Tours, une conférence sur l’organisation régionaliste et la représentation professionnelle.
M. Jean Hennessy est l’auteur d’une proposition de loi ayant pour objet la division de la France en régions et instituant un mode d’élection, par séries professionnelles, des représentants de la région. Ce projet n’indique pas la délimitation des régions ni leurs chefs-lieux ; il renvoie l’étude de cette nouvelle carte de France – étude pourtant primordiales – à une assemblée de savants, après une vaste enquête nationale.
Cependant, M. Hennessy n’a pas borné son initiative. Par une autre proposition de loi, déposée le 29 février 1916 – on voit que notre conférencier, en protagoniste convaincu, met à profit les années bissextiles –, il réclamait la constitution immédiate de 18 conseils économique régionaux et, cette fois, il prenait parti en présentant la carte dressée par un de nos grands géographes, M. Vidal de la Blache.
Ici, cette carte, si je puis dire, projeta une ombre sur le tableau. Un certain nombre de nos concitoyens, acquis pourtant à l’idée régionaliste, firent remarquer à M. Hennessy, en petit comité, que la ville de Tours par son passé historique, par sa situation géographique, actuellement encore chef-lieu de la région de corps d’armée, pouvait prétendre au titre de capitale provinciale et qu’il ne nous agréait guère d’aller débattre de nos affaires à Nantes d’où sommes séparés par quelque deux cents kilomètres.
M. Hennessy écouta nos doléances fort courtoisement ; il nous mit en garde contre les tendances du « localisme », toujours en opposition avec le bien général et il nous représenta, entre autres arguments que notre intérêt était de dépendre d’une région maritime.
C’est cette discussion que je voudrais reprendre ici, mais auparavant, il sied de parler de la conférence si justement applaudie de M. Hennessy et ce sera pour le lecteur qui voudra bien me suivre l’occasion de faire le tour des conceptions régionalistes.
***
L’idée régionaliste n’est pas née d’hier ; elle s’associe étroitement aux tendances décentralisées qui se manifestèrent, dès l’époque de la Restauration, par un choc en retour contre l’absolutisme de la Constituante de l’an VIII. Sous l’inspiration de sentiments politiques très divers, mois toujours concordants quant au but à atteindre, la doctrine décentralisatrice a trouvé des adhérents dans tous les partis et retenu l’attention de tous les gouvernements, sous le second Empire, à l’Assemblée nationale et de nos jours, le projet de loi le plus récent en date émane du parti socialiste.
Peut-être cependant, M. Deschanel avait-il raison d’écrire : « La revendication des libertés locales change constamment de côté… On l’attaque (la décentralisation) quand on est de l’opposition ; on est trop heureux de s’en servir une fois arrivé aux affaires ». À l’heure tragique où nous sommes, cet opportunisme, si justement critiqué, ne serait plus guère de mise.
Le lecteur qui voudra s’instruire des antécédents du régionalisme et se rendre un compte exact des aspirations économiques, intellectuelles ou artistiques, voire même sentimentales, qu’il incarne, consultera avec fruit le livre si attachant et si documenté de M. Charles Brun, professeur de l’Université, délégué général de la Fédération régionaliste française.
Il faut lire aussi le livre dans lequel M. Hennessy reproduit ses écrits et ses discours, tant au Parlement que dans la brillante campagne de conférences qu’il a menée au cours des années qui ont précédé la guerre.
Que soit frappée de stérilité toute tentative de décentralisation dans le cadre des départements français de 1790, c’est un point qui paraît aujourd’hui définitivement acquis. Inégaux entre eux (qu’y a-t-il de comparable entre la Seine-Inférieure ou le nord de la Lozère ou les Basses-Alpes ?), nos départements, vieux de cent vingt ans, ne sont plus, sauf trois ou quatre exceptions, à l’échelle de la vie moderne. Il faut maintenant, dans un même terroir, établir un échange d’éléments de vie entre la grande ville commerçante, universitaire, outillée de laboratoires, d’établissements d’enseignement professionnel, d’institutions de crédit et les pays maritimes, agricoles, forestiers ou de montagnes qui l’entourent.
Cela est vrai pour la vie administrative ; ce l’est plus encore pour la vie sociale et économique. Il suffit de regarder autour de soi : l’individualisme qu’avait créé la Révolution en brisant les corporations et les communautés, l’individualisme du Code civil, rétrograde chaque jour sous la poussée d’un besoin de vie collective.
Peut-on soutenir que ces associations nées d’hier, syndicats professionnels, coopératives et mutuelles agricoles, concourent au bien général dans l’état actuel de leur action ? Les intérêts se sont associés en vue d’un intérêt précis ; les syndiqués poursuivent leur but, quelquefois avec passion, souvent avec âpreté, mais les différents groupes montrent peu d’aptitude à élargir leur cercle, à créer des institutions communes d’un groupe à l’autre, on ne recherche pas les ententes, souvent on les fuit, pourvu que l’intérêt immédiat de la collectivité soit en discussion.
Il y a beaucoup à attendre de l’esprit d’association pour l’épanouissement de la France de demain, mail il faut préparer le champ de son expansion et la circonscription départementale ne suffit plus. Qu’on ne dise pas que les associations peuvent bien se tracer elles-mêmes leur zone d’action et que rien ne les empêche d’enjamber les limites départementales. De longtemps, elles n’en marqueront l’intention ; du reste elles se jetteraient dans le vide. Il n’y a pas longtemps que les chambres de commerce – des grandes personnes pourtant – ont créé entre elles des conférences ; encore n’ont-elles jusqu’ici pratiquement tenté autre chose que la création d’offices régionaux de transport.
Et cependant, ces forces nouvelles, les associations, comme les grandes entreprises collectives, ne peuvent rester face à face avec l’État même lorsqu’il se fait dispensateur de subventions. Si elles deviennent puissantes, elles auront des tendances à l’empiétement et elles seront une cause de danger ; si elles mènent une existence végétative, elles ne produiront jamais de force vraiment utile. C’est grand ’pitié que de voir les sociétés françaises attendre les statuts modèles des bureaux des ministères et régler leur mouvement sur la manne budgétaire ! Il faut demander autre chose à l’esprit d’initiative qui est une de nos qualités foncières. N’a-t-on pas le sentiment, à cette heure, qu’après la guerre la France aura à accomplir, pour transformer son outillage économique, un effort comparable à celui qu’elle a développé pour multiplier son artillerie ?
Oui, nous avons cette impression salutaire ; nous en avons également une autre, à savoir que notre organisation centraliste nous a mal servi pendant la guerre. Tout a été dit sur l’encombrement des travaux législatifs, sur le compartimentage par trop étanche des départements ministériels, en un mot sur l’état de congestion de notre Pouvoir central et sur les difficultés de son adaptation à l’état de guerre. On s’en est pris aux hommes. Ne serait-il pas plus équitable de s’en prendre aux institutions ?
Notre vie politique et administrative se meut encore dans le cadre de la Constitution de l’an VIII, et cependant nous avons la République. Nous avons la République à la base et l’Empire au sommet : le mot est encore de M. Deschanel. Pourtant, comparez la sphère administrative du Consulat, voire même de la monarchie de Juillet et celle de notre organisation actuelle. À l’époque des chemins de fer, du télégraphe, de l’outillage industriel, de la circulation fiduciaire, il a fallu d’autres lois pour régler les rapports de l’État et des citoyens entre eux. Il a fallu – on l’a fait dans tous les pays – une législation sociale et des réglementations lus nombreuses s’appliquant à une vie plus intense. Comment a-t-on procédé ? En vertu du principe centraliste qui veut que toute organisation s’élabore à Paris, que toute direction en provienne, que le budget de l’État prenne en charge tous les services, une foule de superstructures se sont levées autour de l’édifice de l’an VIII, alors que, pendant ce temps, le pouvoir absolu avait cédé la place au suffrage universel, puis au régime parlementaire. Il ne faut donc pas s’étonner que l’encombrante machine étatiste ait produit des grincements, sous l’énorme surcharge des besognes de guerre.
D’un autre côté, la France a-t-elle obtenu ses diverses collectivités le secours qu’elle aurait été en droit d’en attendre si ce pays avait eu réellement des institutions locales ? Nous avons vu l’Allemagne user avec puissance de son unité – pourtant récente – et profiter en même temps de toutes les forces de son particularisme. Nous l’avons vue, dans chaque État, mobiliser ses municipalités, ses corporations, ses institutions de crédit, ses banques populaires et leur demander, leur imposer, même jusqu’à l’abus, une collaboration, en particulier dans ses émissions d’emprunts. Où sont-elles les institutions locales de la France et quel a été leur effort de guerre ? Voyez les caisses d’épargne, leur argent était par avance converti en rentes sur l’État !
N'insistons pas sur cet affreux paradoxe. Écoutons plutôt la voix de la conscience nationale : « réalisations, objectivité, compétence, responsabilité ». Ce sont les mots qui nous arrivent sans cesse à l’oreille comme leitmotiv des aspirations de demain. Si vous voulez cela, appliquez le remède indiqué : congestion du cerveau, paralysie des membres ; par tous les moyens, ramenez la vie aux extrémités.
***
Ce sont des considérations de cette nature que M. Hennessy a développées dans la première partie de sa conférence, aux applaudissements d’un auditoire qui paraissait entièrement acquis aux conceptions de l’orateur. Il s’est ensuite efforcé de justifier la seconde partie de sa proposition de loi : la représentation professionnelle.
Il s’agirait d’élire les représentants de la région, non plus au moyen d’une liste électorale, mais sur des listes professionnelles – agriculture, commerce, industrie, professions libérales, fonctionnaires – toutes catégories qui auraient ainsi des délégués directs offrant au Parlement local les meilleures garanties de compétence, surtout dans la discussion des questions économiques, auxquelles M. Hennessy et ses amis attachent une particulière importance. J’ajoute qu’il y aurait néanmoins une liste générale où seraient inscrits les électeurs qui ne voudraient pas invoquer leur spécialité professionnelle pu qui n’exercent aucune profession. 
C’est, comme on le voit, un régime électoral nouveau, à moins qu’on ne veuille le rattacher au mode d’élection des Chambres de commerce. Le projet répond à une préoccupation du moment : l’appel aux compétences, mais il soulève d’autre part, de nombreuses objections de principe et de fait. Le cadre de cet article ne me permet pas d’en aborder en ce moment la discussion.
Nous avons peu jusqu’ici parlé de Tours, chef-lieu de région. Ce sera l’objet d’un prochain article.
Louis B. [nous supposons qu'il s'agit de Louis Bérendorf]

1917

La Dépêche du Centre et de l’Ouest, Dimanche 4 février 1917
L'ORGANISATION RÉGIONALISTE 
Tours, chef-lieu de région 

(Deuxième article)
Pour revenir à l’objet spécial qui nous occupe, il faut maintenant porter notre attention sur le projet de division de la France en régions auquel M. Hennessy s’est rallié et qui est proprement l’œuvre de M. Vidal de la Blache.
Si l’on veut comprendre la pensée qui a dicté le tracé de la carte des régions, il faut lire l’article publié par l’éminent géographe dans la Revue de Paris du 15 décembre 1910 et qui renferme, en quelques pages, un substantiel traité de la géographie économique de la France.
Car, s’il se montre régionaliste fervent, M. Vidal de la Blache s’inspire surtout des contingences économiques. « Il est clair, dit-il, que le problème ne consiste pas à réunir des départements, par trois ou quatre, dans une marqueterie à peu près symétrique. C’est de biologie et non de mécanique qu’il s’agit. Il faut aller à la rencontre de la vie, là où elle se manifeste, se guider sur elle, soit pour en entretenir le foyer, soit pour l’allumer en rassemblant les étincelles éparses. »
Partant de cette idée, M. Vidal de la Blache recherche les particularités dominantes de chaque région : le Nord, industriel et minéral, déjà régionalisé en fait ; la région de Nancy, avec sa production de minerai de fer ; le Dauphiné, avec la houille blanche. Puis, c’est le rayonnement des grandes villes : Lyon, Marseille, Bordeaux, Rouen. Enfin, l’attraction des ports maritimes : « Le grand marché, inépuisable, fécond en promesses d’avenir, c’est l’Océan qui l’ouvre… Vers les estuaires s’inclinent des campagnes fertiles et les habitants de ces campagnes fortunées doivent tourner leur regard vers l’Océan. » De là, dans son esprit, les régions de Rouen, Nantes, La Rochelle, Bordeaux.
Voilà un argument que je me permettrai d’appeler primaire, parce que positif à priori. Quand, à défaut de l’attraction d’une grande ville de premier ordre, on propose de réunir dans un même groupe provincial des pays qui ont des éléments communs de prospérité, comme le minerai et la houille blanche, je reste attentif. Je suis beaucoup plus perplexe devant le tracé de l’hinterland d’une ville maritime. À quoi reconnaître les limites d’un arrière-pays ? On nous dit l’Anjou, la Touraine, ont intérêt à rechercher le débouché d’exportation de leurs vins, de leurs fruits. Mais si demain la France devenait exportatrice de blé, est-ce que la Beauce n’aurait pas, elle aussi, à chercher le chemin vers la mer ? Dès maintenant, l’hinterland de Nantes ne s’étend-il par au-delà du pays tourangeau, dans le bassin de la Loire ?
Le problème à la solution duquel on nous invite à coopérer, en associant nos intérêts à ceux de la région nantaise, est celui de la marine marchande. Or, cette question n’est pas régionale, mais nationale. Que les régions exportatrices suivent avec attention le développement des moyens d’expansion à l’étranger, cela n’implique pas nécessairement pour elles la nécessité de prendre part, au sein de l’assemblée régionale, à la discussion du problème en lui-même. Il semble même, au contraire, que les contrées maritimes ont à étudier et à discuter entre elles des intérêts directs touchant l’armement, la pêche, le domaine maritime, au débat desquels les terriens, n’apporteraient en général ni grande attention, ni compétence, à ce point de vue, la carte des régions militaires donne plus de satisfaction à l’esprit.
Nous, Tourangeaux, nous avons avec Nantes une entreprise commune qui est la navigabilité de la Loire. C’est là une question interrégionale, car elle intéresse plus qu’un groupe de quatre ou cinq départements. Son importance économique, comme l’importance des moyens d’exécution et des ressources à créer, exige même que plusieurs régions soient attachées et dans ces conditions, le tracé ouest-est est moins bon que le tracé nord-sud qui engloberait vraisemblablement des départements tributaires de la Loire, comme la Vienne, la Sarthe et le Loir-et-Cher.
Pour embrasser toutes les contingences économiques qui tendraient à la réunion des pays de France dans un assemblage provincial, il faudrait deviner l’avenir. Même avec l’esprit évocateur d’un Jules Verne, on n’y parviendrait pas. Qui sait si la mise en valeur des forces hydrauliques de nos rivières ne créera pas bientôt un lien infiniment plus étroit entre l’Indre-et-Loire et ses voisins de l’est et du sud ? Nos ingénieurs n’ont-ils pas déjà jeté les yeux sur les plans d’eau de la Creuse ?
C’est pourquoi il semble prudent de limiter le champ des hypothèses économiques, lorsqu’elles ne s’appuient pas sur des éléments positifs d’exploitations de richesses, de productions semblables ou déchanges certains.
Bien plus attirant est un autre argument exposé par M. Vidal de la Blache dans son article de la Revue de Paris. Il y a dit-il, des villes-maîtresses qui répondent à des conditions de nodalité. « Villes et routes sont les grandes initiatrices d’unité ; elles créent la solidarité des contrées. N’est-ce pas sur la cité gallo-romaine qu’on été fondée les plus anciennes et les plus durables de nos division politiques ? » C’est tout à fait le cas de la ville de Tours qui est une ancienne capitale romaine et qui, parmi les villes de France de même importance, est peut-être la mieux placée au carrefour des voies nationales de Pais en Espagne et de Nantes en Suisse. C’est une raison certaine de son développement, appréciée d’ailleurs, exactement, car, à l’heure actuelle, Tours a étendu son agglomération sur sa banlieue et le chiffre de sa population n’est pas celui qu’indiquent les statistiques officielles. C’est également un gage de sa prospérité future ? Qu’on le veuille ou non, qu’on le déplore ou qu’on s’en réjouisse, il y a des villes stationnaires ou en régression et il y en a d’autres en mal d’accroissement. Tours est parmi ces dernières.
Ici se place un argument d’une autre nature, qui n’est ni de M. Vidal de la Blache, ni de M. Hennessy. Quelque dédain que puisse inspirer la « mécanique administrative », il faut tout de même songer à établir des facilités de communication entre la ville chef-lieu de région et les pas compris dans son cercle. C’est le souci qu’avait la Constituante lorsqu’elle dressait la carte des départements ; s’il est devenu secondaire aujourd’hui, il n’en est pas moins que le lien ne s’établira entre la ville-flambeau conçue par les régionalistes et les pays qu’elle doit éclairer et desservir, qu’autant qu’elle sera aussi centrale que possible. Il faut que les maires, les citoyens puissent, u jour ou l’autre, aller défendre leurs intérêts au siège des pouvoirs régionaux. Il n’st pas douteux que la carte qu’on nous a présentée ne répond en aucun façon à cette préoccupation et que le département d’Indre-et-Loire serait notamment fort mal servi si les régions étaient tracées comme l’indique la carte. C’est ce que plusieurs de nos concitoyens faisaient remarquer à M. Hennessy lors de sa conférence du 15 décembre et leurs réflexions n’étaient pas seulement l’effet d’une crise de « localisme ».
***
J’ai hâte, du reste, d’arriver à une discussion qui est au fond de la réforme. Qu’on se préoccupe de constituer les régions d’après leurs affinités économiques, c’est sur quoi tous les régionalistes sont d’accord – sans soucis des reconstitutions historiques, presque tous consentent – mais il faut donner aussi une existence politique et administrative aux nouvelles régions. Ni M. Hennessy, ni M. Vidal de la Blache ne se dégagent de cette préoccupation. Il faut donc concilier trois choses : affinités économiques, rayonnement de la ville chef-lieu, conditions d’existence politique et administrative. Certes, le travail de marqueterie n’est pas facile, surtout si la carte doit être dressée, comme certains le demandent – avec raison à mon avis – en respectant, au moins au début, les divisions départementales.
Nous avons vu que l’organisation régionaliste porte en elle le mouvement décentralisateur depuis si longtemps en puissance et si nécessaire à l’heure actuelle. La décentralisation suppose une condition hors de laquelle elle ne serait qu’un vain mot : il faut arriver, sinon de primesaut, du moins par étapes, à l’autonomie financière des collectivités. Il faut que les régions aient à elles des ressources d’impôt spéciales destinées à pourvoir aux dépenses locales, alors que l’État aura ses impôts pour les dépenses de la nation. Et ne craignez pas que cette solution soit rendue impossible par l’épouvantable liquidation financière qui nous menace ; cette solution, c’est au contraire le salut : on ne paie pas deux fois les mêmes impôts pour les mêmes dépenses ; établir une discrimination entre les dépenses d’État et les dépenses locales, c’est créer de la clarté, partant de l’économie.
Dans sa conférence, M. Hennessy s’est rallié à la formule de l’École de Nancy, qui date du second Empire et qui est l’essence même de la décentralisation : « les impôts directs à la région, les impôts indirects à l’État ». Je dis rallié, parce qu’il écartait cette solution dans l’exposé des motifs de sa proposition de loi. Voilà donc un point acquis. Les assemblées régionales doivent avoir des ressources d’impôts particulières à leur disposition : revenus des contributions directes dont elles pourront sans doute, dans leur cercle plus restreint, améliorer l’assiette et la répartition, redevances nouvelles au fur et à mesure de la mise en valeur des richesses naturelles. C’est avec ces ressources qu’elles administreront la province, qu’elle se feront un budget de travaux publics et que, par-là, elles concourront au développement des institutions locales et de la prospérité économique.
Ce séduisant programme n’a rien d’utopique. Mais il faut se demander, pour continuer notre discussion, si la réforme administrative n’est pas une chose accessoire et de second plan, alors que le plus pressé serait de mettre la France au travail et de promouvoir ses aspirations vers la prospérité économique que chacun désire ? C’est là qu’est notre débat.
Si l’auteur de la Constitution de l’an VIII, si Bonaparte, ce clair génie latin, vivait de nos jours, il me semble qu’il irait tout droit à la solution régionaliste, et, ce faisant, qu’il voudrait d’abord donner des assises certaines au nouvel édifice. Or, il est constant qu’en France, surtout maintenant, après plus d’un siècle d’étatisme, on suit volontiers les directions du pouvoir et qu’on attend mêmes ces directions. Si l’on doit continuer à discuter toutes les questions à Paris ; si, comme le disait l’autre jour M. Hennessy, l’on doit y établir pour période de renaissance, un nouveau programme Freycinet, que restera-t-il à faire aux assemblées régionales et de quelle manière la région servira-t-elle au développement économique ? Être ou ne pas être, tel est le dilemme.
L’existence de la région, avec toutes ses conséquences de renouveau, exige donc qu’à la base de la loi partageant la France en régions se trouve la réforme administrative et cette réforme comporte l’autonomie financière des nouvelles unités administratives.
Elle suppose encore, sous peine de retomber dans les secours de l’État, ce qui serait un négaton, que toutes les régions pourront vivre et prospérer. Si la France veut établir les provinces, ses filles, il convient qu’elle les dote d’une manière semblable, à défaut d’une impossible égalité. On ne concevrait qu’il y ait dans la France nouvelle, comme dans l’Allemagne fédérale, de grands royaumes et de petites principautés. Or, c’est le reproche qu’on peut faire à la carte de M. Vidal de la Blache.
On s’en rendrait compte si l’on faisait comme je l’ai fait – le cadre de cet article ne permet pas l’usage des statistiques – le dépouillement de son travail suivant les trois facteurs : population, superficie, ressources de l’impôt direct, exprimés en centimes de francs du principal des quatre contributions directes. On verrait alors des disproportions excessives à ces trois points de vue et on remarquerait notamment l’étendue anormale donnée à la région de Paris, alors surtout que Paris, par définition, ne peut être une capitale régionale.
Il faut en conclure que M. Hennessy n’a pas été bien inspiré en prenant parti pour la carte de M. Vidal de la Blache qui est une œuvre de géographie, mais qui ne peut être un monument de législation.
D’autres études nous donneront sans doute une plus grande satisfaction et nous y verrons certainement, comme dans la majorité des projets qui ont déjà vu le jour, au Parlement ou en dehors, Tours, chef-lieu de région.
Le lointain passé de notre ville, le rôle qu’elle a joué dans l’histoire, sa situation exceptionnelle au centre de la France, son remarquable développement lui créent tous les titres à cette suprématie. Elle saurait certainement s’en montrer digne.
Louis B. [nous supposons qu'il s'agit de Louis Bérendorf]

1917

La Dépêche du Centre et de l’Ouest, Jeudi 15 février 1917
L'ORGANISATION RÉGIONALISTE 
Tours, chef-lieu de région

M. Philippe Lafon a bien voulu apporter, dans les colonnes de la Dépêche, une contradiction aux observations que j’y avais publiées quelques jours avant sur l’organisation régionaliste et spécialement sur les titres de la ville de Tours à la dignité de capitale provinciale. Je lui en exprime ma gratitude parce qu’il vaut mieux qu’une idée soit discutée que passée sous silence : on parle de moi, donc j’existe, pourrait-on dire en parodiant notre grand philosophe Descartes. Je loue en même temps la Dépêche d’avoir accueilli cette contradiction, malgré l’hostilité de ses conclusions à nos intérêts locaux. De toutes les questions qui de débattent actuellement, l’organisation régionaliste est peut-être celle qui appelle le plus la lumière des enquêtes publiques.
J’enregistre, d’ailleurs, avec satisfaction l’adhésion de M. Lafon aux conceptions qui, dans l’esprit des régionalistes, ont pour but d’un changement radical de nos méthodes administratives et le réveil des énergies françaises retrempées dans l’air pur des petites patries. Mon honorable contradicteur est homme d’action ; j’aime son appel aux reconstitutions économiques et à l’esprit pratique et organisateur. Je voudrais, au même titre, mériter son estime.
Car je crains de m’être montré trop Tourangeau dans mon plaidoyer et d’avoir peut-être, en apparence, trop sacrifié à l’esprit de « localisme » contre lequel M. Hennessy, dans sa conférence du 15 décembre, s’élevait avec raison. C’est en effet un Tourangeau qui écrivait les articles de la Dépêche des 1er et 4 février, et s’il s’est un peu animé en parlant de sa petite patrie, de sa matrie, comme on a dit si poétiquement, il ne faut pas lui en tenir rigueur : quand on a une maman si jolie, on est toujours fier de parler d’elle et de prendre sa défense.
Il me semblait pourtant avoir appuyé mon sentiment de quelques bonnes raisons. Je me permettrai de les rappeler brièvement. Il ne s’agit pas d’une lutte d’influence entre Nantes et Tours. Dans l’organisation de la France en régions, Nantes doit nécessairement être le chef-lieu provincial – Tours aussi, disais-je. Les divers projets qui ont vu le jour prévoient la division du territoire en un certain nombre de régions, de 13 à 32 ; on est généralement d’accord pour une vingtaine ; à peu près le même nombre que celui des régions militaires. Comment en tracer la carte ? C’est là que commence la difficulté ? Il n’est plus question, bien entendu, de reconstituer les anciennes provinces françaises, mais comment va-t-on former les groupements et devra-t-on conserver les départements ou les arrondissements ? Les avis sont partagés.
Il y a des directives à suivre ; il faut unir les pays suivant leurs affinités économiques ; il faut dresser la liste des grandes villes qui exercent leur rayonnement sur la province nouvelle et seront le centre des échanges de toute nature ; il faut enfin constituer de grandes unités administratives susceptibles de vivre à l’état autonome, par opposition avec l’existence quasi-végétative des départements dans l’État centralisé.
Que faut-il entendre par affinités économiques ? Je m’étais expliqué là-dessus. Il y a des affinités économiques résultant de l’exploitation des richesses naturelles, dans un territoire donné et qu’il est assez facile de limiter ; il y a des affinités de sol, de mœurs, d’habitudes qui rangent divers pays en un même terroir et les placent dans une même dépendance économique ; il y a enfin des affinités créées par les grandes voies de circulation. Mais y-a-t-il une affinité provinciale entre les villes maritimes et leur arrière-pays ? Je ne le pense pas. La route de l’Océan est à la France entière et il ne semble pas que les contrées qui seraient rattachées, d’après le système de M. Vidal de la Blache, à des centres maritimes, devraient en recueillir des avantages particuliers ; ces avantages, elles les trouveraient dans tous les cas au même titre que les autres contrées placées, par un plus grand éloignement du rivage, dans la position de provinces essentiellement terriennes – car il y aura toujours des provinces essentiellement terriennes.
Il ne faut pas s’hypnotiser devant l’exemple des ports allemands. La France, elle, est entourée par la mer de trois côtes et ses débouchés transatlantiques ou méditerranéens sont nombreux. Pourquoi voudrait-on que la production tourangelle eût les regards uniquement fixés sur les ports de l’embouchure de la Loire ? N’aurions-nous donc pas des relations à établir avec l’Amérique du Sud, qui nous obligeraient à passer par Bordeaux ? Est-ce que Tours n’était pas, il y a peu de temps, la tête de ligne et la capitale des chemins de fer de l’État, créés à l’origine comme organes de pénétration des ports charentais et vendéens ?
C’est pourquoi, au système des villes-phares, auxquelles se rallie M. Lafon, je préfère le système des villes-bifurcations, appelés non seulement à servir de station sur les grandes routes de la mer, mais encore à jouer un rôle de distribution à l’intérieur. Il est très exact, par exemple, qu’il est fort important de créer un courant économique entre Saint-Nazaire, Nantes et la Suisse ; on y songeait avant la guerre et j’ai là, sous les yeux dans les annales de la Société géographique de Tours, un document instructif. C’est le compte-rendu d’une conférence faite ici le 5 décembre 1904 par une personnalité genevoise ; M. le docteur Goegg, qui venait entretenir le public du percement du Simplon et qui s’était attaché à faire ressortir les avantages que la France trouverait à concurrencer la ligne du Saint Gothard, en perçant à son tour la Faucille, pour prolonger la voie internationale du Simplon, par Saint-Claude, Lons-le-Saulnier et Dijon. Quel que soit l’avenir réservé à ce projet, déjà compromis pour d’autres dispositions adoptées, entre temps, en Suisse, il est incontestable que l’un des grands buts économiques de la France, à l’heure actuelle, consisterait à établie un mouvement d’échanges entre Saint-Nazaire et la Suisse. C’est précisément une raison pour jalonner cette grande artère de centres provinciaux où se condenseront les efforts des grandes entreprises et des Fédérations d’associations de production et d’échanges des pays environnants. Ces centres paraissent tout désignés sur la carte régionale. C’est Tours, c’est Bourges, et c’est Dijon.
Ces relations à établir, à travers la France, de l’Atlantique à l’Italie et à l’Europe centrale, évoquent naturellement le projet d’une grande voie d’eau de desserte que certains ont rêvée allant de Nantes à Bâle. Que le rêve soit réalisable ou non, son objet nous amène à parler de la Loire navigable puisque mon honorable contradicteur en tire argument pour associer l’Indre-et-Loire à la région nantaise. Je ne veux, du reste, rien rajouter à ce que j’ai déjà dit à ce sujet. Si l’étude des questions d’exportation et de marine marchande est d’ordre national, dépassant, par conséquent, le rayon d’action des organismes régionaux, il est, d’autre part, un certain nombre de grandes entreprises qui, sans avoir au même titre le caractère national, dépassent cependant, elles aussi, la limite de la capacité d’une seule région. Ce sont des œuvres interrégionales et l’œuvre de la Loire navigable – ou de son canal latéral comme on voudra – est de celles-là. Il faudra, pour la réaliser, associer l’effort de toutes les régions intéressées ; la coopération des trois départements du bassin inférieur n’y suffirait pas. Notons ici, toutefois, que Tours, par sa situation à l’entrée du canal du Berr, marque encore à son actif une de ces conditions de nodalité qui sont la marque des villes régionales.
Enfin, M. Philippe Laffon reproche à la ville de Tours de manquer de « spécialité ». Elle ne présente d’intérêt, suivant lui, qu’au point de vue touristique. C’est le reproche que nous autres Tourangeaux, avons entendu maintes fois formuler : « Tours n’est pas une ville industrielle, Tours n’est pas une ville commerçante ! » Évidemment, la Touraine est plutôt agricole qu’industrielles, mais il en est de même de tous les pays éloignés des centres minéralogiques. Il est possible que, dans le passé, nos ancêtres aient laissé péricliter des industries fameuses, comme la soierie. Ce n’est plus du passé qu’il s’agit ; partout le besoin de travailler se fera sentir désormais et ce serait maintenant exploiter une légende révolue que de représenter les Tourangeaux irrémédiablement adonnés à la mollesse. Si je n’imposais une discipline sévère à ma plume, si je ne m’interdisais toute emphase et toute redondance, j’aurais beau jeu d’en administrer la preuve sur le mode héroïque.

Le Bulletin de la Société de géographie que je consultais tout à l’heure (2e semestre de 1904), contient, d’ailleurs, un document de premier ordre sur les ressources industrielles et agricoles d’Indre-et-Loire. C’est la carte économique, accompagnée d’une notice, dressés par M. Lafitte, professeur à l’École de commerce de Nantes, enquêteur du comité de la Loire navigable. Ce document est à consulter. On concevra que je ne puisse ici entrer dans des nomenclatures.
Il s’agit, au surplus, d’examiner les évolutions récentes, pour donner aux villes une cote réelle d’aptitudes économiques. Qu’avons-nous vu dans nos murs depuis une vingtaine d’années ? La Compagnie de chemins de fer d’Orléans transporte à Tours de nombreux et importants ateliers ; la Compagnie de Saint-Gobain y fonde une usine. Viennent à se constituer – nouveaux procédés de commerce – des établissements à succursale multiples, ce sera Tours qui deviendra leur centre et le siège de leur administration.
Parbleu, me dires-vous, c’est parce que la ville de Tours est centrale.
Mon bon Monsieur, je n’ai pas prétendu autre chose.
La Touraine, qui possède pourtant quelques spécialités industrielles intéressantes : l’imprimerie, les cuirs, la minoterie, les machines agricoles, les soieries (il y en a encore), est surtout une contrée agricole, soit. Mais n’oublions pas que l’agriculture va s’industrialiser de plus en plus. L’organe créant le besoin, nos riches campagnes – celles de Touraine et celles des départements voisins – sont appelées à fournir à notre ville, au fur et à mesure que l’outillage économique se développera, in important mouvement d’échanges. Est-ce que notre foire aux machines agricoles n’a pas donné, d’emblée, des résultats inespérés ?
Croyez-moi, Monsieur Lafon, la ville de Tours a tout ce qu’il faut pour fournir une belle carrière économique et je n’ai pas parlé de ce qu’elle peut faire pour le développement des arts. Soyons d’accord pour constater qu’elle est marquée pour devenir une capitale provinciale.
Louis B. [nous supposons qu'il s'agit de Louis Bérendorf]

1917

La Dépêche du Centre et de l’Ouest, Dimanche 4 mars 1917
L'organisation régionaliste 
Tours, chef-lieu de Région

Nous voici en pleine polémique, M. Lafon et moi, au sujet de l’organisation régionaliste, et nous heurtons, en des affirmations contradictoires, sur le point de savoir si la ville Tours doit être choisie comme chef-lieu de région, mon honorable adversaire persistant à penser que l’intérêt bien entendu de notre pays de Touraine est de se placer sous la dépendance de Nantes, ville maritime. Le moment est peut-être venu de résumer le débat et de présenter des conclusions, comme on dit au palais. Je voudrais bien cependant que les deux articles que nous avons échangés, grâce à l’obligeance de la Dépêche, ne restassent pas sans résultat, et que, à défaut d’un accord complet que je ne puis plus guère espérer, les lecteurs du journal qui ont bien voulu suivre notre discussion puissent se former une opinion. Si, par surcroît, nous avions réussi à les attacher à la cause régionaliste, pour laquelle, je crois, nous combattons tous les deux avec une égale ardeur, nous aurions fait l’un et l’autre un fructueux emploi de notre encre.
Nous pourrions, en effet, discuter longtemps sur des probabilités d’avenir purement hypothétiques. Nul ne sait comment se produira l’expansion économique de le la France après la guerre, hormis qu’il faudra travailler avec plus d’énergie, de clairvoyance et d’organisation. Il vaut donc beaucoup mieux ramener notre discussion à son point de départ et dégager nos conclusions de l’application des principes préalablement admis. De là, les deux questions suivantes :
1° À quoi répond la doctrine régionaliste ?
2° Comment peut-on concevoir la création des régions administratives, étant donné qu’elles devront être tracées de manière à produire dans chaque groupe une poussée de reconstitutions économique ?
***
À quoi répond la doctrine régionaliste ? Répétons-le, au risque de retomber dans les redites.
Il est absolument indispensable de changer nos méthodes administratives. Il est démontré que notre pouvoir central – on pourrait dire notre unique pouvoir, car il n’y en a guère d’autre – est surchargé et encombré : il faut adopter la division du travail. Et la solution régionaliste se présente immédiatement en une formule concrète : « Les affaires de l’État à l’État ; les affaires de la province à la province et les affaires de la commune à la commune. » C’est proprement le programme de l’école de Nancy que contresignaient, en 1865, Jules Simon, Eugène Pelletan, Jules Favre, Garnier-Pagès, Hérold, Casimir-Perrier, Berryer, de Faloux, le duc de Broglie, Montalembert, Duvergier de Haranne, Prévost-Paradol, d’autres encore. Ce n’est ni de l’empirisme, ni de l’improvisation, ce sont simplement les revendications de l’Union libérale du second Empire, dont on a conservé les traces dans la maison où j’écris ces lignes, puisqu’on y a gardé le titre d’un second journal, créé à l’époque.
Que ce programme n’ait pas été réalisé sous la troisième République, alors qu’il était naturel qu’il le fût, ce n’est pas qu’on n’y ait pas songé, – le travaux législatifs font foi – mais l’établissement définitif de la République est resté trop longtemps en discussion et la lutte des partis a tenu trop de place. On sait qu’en dernière analyse M. Briand inscrivait la réforme administrative par l’organisation régionale dans ses déclarations de juin et de novembre 1910.
À l’heure actuelle, après l’épouvantable conflit qui a mis aux prises les impérialismes rapaces et les puissances de liberté, la France ne peut ne pas être un grand État démocratique. Il lui faut donc des institutions nettement démocratiques. Il ne sert à rie à un peuple de jouir des libertés publiques, s’il ne pratique la liberté qui est avant tout l’art de se gouverner soi-même.
Mais – Montesquieu l’a dit – il faut plus de vertu sous le régime républicain que dans les pays monarchiques. Pour avoir des institutions démocratiques, il faut des citoyens et de mot évoque ceux de conscience et de responsabilité. Établir des pouvoirs locaux autonomes, afin de décharger l’État de nombreux détails d’administration, c’est supposer un esprit municipal et un esprit provincial. Il faut avouer que nous autres Français, nous aurons des progrès à réaliser sur nous-mêmes pour parvenir au self government qui fait la fierté des Anglais. Mais il convient de se dire que les Français qui ont accompli virilement le devoir militaire sauront, avec la même force d’âme, devenir des citoyens. Il faut avoir foi dans les destinées de son pays.
***
Les régionalistes comptent sur la création d’institutions locales pour développer l’esprit d’initiative et d’entreprise et par là, donner une impulsion salutaire aux reconstitutions économiques qui seront l’œuvre laborieuse de l’après-guerre. Il faudra développer notre production et nos échanges. La production agricole, on peut apercevoir sa rude tâche : l’agriculture, amputée pour longtemps de bras qui déjà étaient trop peu nombreux, devra s’industrialiser de plus en plus et elle sera obligée de faire appel à la main-d’œuvre étrangère, mais c’est une question d’organisation. Le problème industriel est bien plus complexe : nous avons vu, à la lumière des cruelles réalités, de combien nous nous étions laissé distancer. Le traité de Francfort étant déchiré et la clause douanière avec laquelle l’Allemagne nous avait jugulés étant abolie, il nous faudra réagir vigoureusement.
Problème agricole ou problème industriel, il faut en revenir à la production de l’effort et aujourd’hui – c’est un fait – l’effort individuel est peu de chose, s’il ne trouve son complément dans l’association. Pas plus que notre esprit civique, notre esprit d’association n’est à l’abri de sérieuses critiques. Sans doute, à la faveur des lois libérales, les associations se sont largement développées en France, mais ce développement plutôt numérique a-t-il produit tous les fruits qu’on espérait ? Une armée nombreuse ne fait pas l’esprit militaire ; de nombreux sociétaires ne font pas l’esprit corporatif. Si les associations se bornent à la défense des intérêts de leurs affiliés, elles ne font que prolonger l’individu. Pour qu’elles soient une force réelle, il faut qu’elles se créent une âme collective, qui sera celle de la corporation. Cette âme collective, elles la façonneront en s’associant entre elles par groupements de même nature. La région leur fournira le cadre de ces fédérations.
Telle est, résumée une fois de plus, la doctrine régionaliste telle que je l’aperçois. Les principes sont posés, le terrain est déblayé. J’espère que, jusqu’à présent, je suis entièrement d’accord avec M. Lafon, tenant du projet de M. Hennessy et Vidal de la Blache et je compte aussi qu’il ne m’accusera plus de voir le problème de la formation des régions par son petit côté local. Même je veux lui faire un aveu qui est une concession. J’ai combattu le projet qu’il défend pour des raisons d’ordre général que je crois avoir suffisamment développées., mais si je l’ai combattu en Tourangeau, au nom des intérêts de ma ville natale, si j’ai mis à profit le sentiment qu’avaient manifesté plusieurs de nos concitoyens, c’était un peu pour avoir l’occasion de parler du régionalisme.
Certes, je reste absolument convaincu que Tours doit être normalement le chef-lieu de l’une des futures régions françaises – et je vais maintenant reprendre cette discussion – mais même si mon espoir était déçu, mon amour-propre d’originaire se consolerait par le succès d’une réforme que je considère comme la solution juste des difficultés nationales. En revanche, je veux également dire à M. Lafon qu’à ma connaissance les Tourangeaux ne lui gardent pas rancune de ce qu’il conteste les droits de la ville de Tours au titre de métropole. Nous parlons raison et chacun a ses raisons ; je veux bien ne plus parler de celles du cœur.
***
Nous arrivons à notre seconde question : comment peut-on concevoir la formation des régions ? Pour y répondre, M. Lafon ne veut pas s’embarrasser de considérations tirées de l’archéologie ou de l’histoire, ou encore de l’affinité des races. Je me range bien volontiers à sa manière de voir ; j’ai déjà dit que ce serait faire fausse route que de tracer la carte des régions en songeant aux provinces d’autrefois. Tout de même, il y a des réserves à faire ; la tradition n’est pas un vain mot et il y a des choses éternellement vraies. Un lieu géographique d’autrefois est resté un lieu géographique pour maintenant et pour toujours. Si Tours était une capitale romaine au temps de l’occupation de la Gaule, c’est qu’elle était la clé d’une région et j’ai pour moi, en ccci, un argument de M. Vidal de la Blache lui-même. D’ailleurs, chacun sait que les capitales romaines sont devenues, dans la suite des temps, le siège des archevêchés, puis des gouvernements de province.
Quant affinités de races, ce n’est pas non plus un élément à dédaigner : il y a des pays qui se délimitent d’eux-mêmes en régions par le patois local, et puis les affinités de races correspondent souvent à des conditions de production du sol ou de méthodes culturales. C’est ce que faisait remarquer l’autre jour, à cette même place, avec beaucoup de raison, M. Auguste Chauvigné, le sympathique secrétaire perpétuel de notre société d’agriculture. Que l’unité nationale ai broyé beaucoup de choses, que la facilité des communications et les exodes contemporains aient abattu bien des barrières et réalisé bien des mélanges, il ne s’ensuit pas qu’il faille négliger les affinités, bien que, je le reconnais, elles n’aient plus qu’un intérêt secondaire.
Car enfin, il ne faut pas perdre de vue nos directives et elles sont incluses dans les principes que je rappelais plus haut. Si, pour parvenir à la multiplication des efforts, nous désirons favoriser l’essor de l’esprit d’association jusqu’au degré supérieur des Fédérations régionales, il faut au moins associer des gens qui aient des intérêts communs à débattre et des choses semblables à se communiquer. C’est une question de mécanique, d’embrayage, pourrais-je dire.
La même considération doit nous guider pour le groupement des départements en régions. M. Lafon, avec MM. Hennessy et Vidal de la Blache, s’obstinent à nous dire : « Portez vos regards vers la mer ». La mer c’est la terre promise, si l’on peut ainsi dire parlant de l’élément liquide. Avant que de partir, souffrez au moins que je fasse ma pacotille ! À quoi me servira d’aller vers la mer, si je n’ai rien à y porter ?
Je veux dire par là que la région doit d’abord être l’assemblage de forces de production, avant de devenir agence d’exportation. Quand il s’agira d’exporter, nous trouverons toujours le chemin de la mer et ce n’est pas parce que nous dépendrons de Nantes que nous le trouverons plus facilement. L’exemple des ports allemands ou anglais ne prouve rien du tout à cet égard. Hambourg est une ville libre entourée d’États allemands ; sa prospérité n’a été influencée en aucune manière par les divisions administratives si bizarres an Allemagne. De même, les ports anglais se sont développés au milieu de comtés qui n’ont rien changé à leur constitution traditionnelle et cette constitution paraît n’avoir joué aucun rôle dans l’évolution des villes maritimes, sinon qu’elle était assortie à l’esprit anglais.
Il en est de même des problèmes touchant la création de voies navigables. Ces problèmes se posent à priori ; ils sont d’ordre général et par conséquent ils se règleront quelle que soit la configuration des régions. Je l’en tiens, en résumé, à mon point de vue : il vaut mieux tracer des régions maritimes où les représentants des populations du littoral discuteront utilement entre eux de questions maritimes et laisser nos assemblées régionales, à nous terriens, à la recherche des meilleurs moyens de développer la production agricole et industrielle.
La vision de la mer, prometteuse de progrès, me donne l’impression, chez mes adversaires, d’une sorte de mysticisme économique, si ces deux termes peuvent être accouplés. Je voudrais qu’on s’inspirât de réalités plus tangibles dans la recherche des phénomènes économiques qui doivent influencer le tracé de la carte des régions de notre pays de France. Il y a, par exemple, la grande voir des Saint-Nazaire à la Suisse, dont nous avons parlé, M. Lafon et moi. Ceci n’est un rêve ni une fiction. Nous avons tous qu’on se bat en ce moment pour la route d’Orient et que nous devons nous efforcer de faire prévaloir la ligne la plus courte du Levant aux Amériques. Or, cette ligne, c’est Brindisi, le Simplon – par opposition à la ligne boche du Saint-Gothard – la Suisse romande, Dijon et Saint-Nazaire.
Les régions françaises ne doivent pas seulement être traverses, il faut qu’elles se mettent en mesure de profiter du courant ; par conséquent, si nous appliquons nos principes d’utilisation des forces régionales, il faut que des places fortes s’établissent au passage de la grande voie mondiale, en des carrefours appropriés. Jetez un regard sur la carte de France et vous n’hésiterez pas un seul instant : vous désignerez immédiatement Dijon, Bourges et Tours.
La question étant examinée à ce point de vue, il ne sera plus exact de dire que Tours est trop près de Nantes pour devenir le chef-lieu d’une région ; la région de Nantes devient une région du littoral, à peu près celle de la 41e région militaire et l’équilibre des forces qu’il s’agit d’aménager est, à mon sens, beaucoup mieux établie.
Telle est la réponse que je voudrais faire à M. Lafon. Les lecteurs de la Dépêche ont les pièces du procès entre leurs mains. À eux de conclure.
Louis B. [nous supposons qu'il s'agit de Louis Bérendorf]

Publié dans Personnage

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