"LE FROMAGE DE SAINTE-MAURE" en 1960

Publié le par histoire-agriculture-touraine

Photos accompagnant l'article dans la revue La Chèvre
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Fin de l'année 1960, Adolphe FATOUX (Ingénieur des Services Agricoles à Tours et secrétaire du Syndicat des éleveurs de chèvres d'Indre-et-Loire), fait l'état de la filière de production du fromage de chèvre de Sainte-Maure. Encore rudimentaire, cette filière va s'organiser au cours des 30 années qui vont suivre, pour aboutir à l'obtention de l'Appellation d'Origine, l'AOC Sainte-Maure-de-Touraine en 1990.

http://histoire-agriculture-touraine.over-blog.com/2018/03/histoire-de-l-elevage-caprin-en-touraine.html

http://histoire-agriculture-touraine.over-blog.com/2017/02/fatoux-adolphe-1917.html

La Chèvre, Revue de éleveurs de chèvres., Numéro 15, janvier 1961, 4e année., p. 1-4

"LE FROMAGE DE SAINTE-MAURE"

Souvent questionnés sur les modes de fabrication du fromage (ou plutôt des fromages) de chèvre, nous avons pensé intéresser nos lecteurs en publiant quelques recettes régionales, celles que voudront bien nous faire parvenir nos correspondants et lecteurs. SAINTE-MAURE-DE-TOURAINE, ville de 2 800 habitants, est traversée, à 30 km au Sud de Tours, par la route nationale n° 10 Paris-Tours-Bordeaux. C'est une étape pour le touriste qui désire goûter les spécialités et les vins de la région ; s'il n'est pas trop pressé, il ne regrettera pas un coup d'œil aux souvenirs d'autrefois : château reconstruit au 15e siècle, vieille maison du 16e, les Halles édifiées au 17e, etc. Les silex taillés, le dolmen, le camp romain font partie de ses richesses archéologiques. SAINTE-MAURE a donné son nom au fromage bien connu par sa forme cylindrique allongée. Si la Touraine compte environ 35 000 caprins (y compris boucs et chevreaux), c'est dans sa moitié Sud, et particulièrement dans la région de SAINT-MAURE, qu'on en rencontre le plus. Chaque vendredi, jour de marché, ce chef-lieu de canton est un actif centre où les fermières apportent leurs fromages fermiers et autres produits de la basse-cour. Les chèvres sont de race commune, mais les Alpines sont nombreuses et des progrès importants ont été enregistrés ces dernières années. C'est ainsi qu’une vingtaine d'élevages sont inscrits au Livre Généalogique de la race alpine et une dizaine d'entre eux pratiquent le contrôle laitier zootechnique.

IMPORTANCE DE LA PRODUCTION

Le cheptel caprin d'Indre-et-Loire est estimé à environ 30 000 chèvres laitières, donnant en moyenne 450 litres de lait par an. C'est donc environ 13 500 000 litres de lait qui sont produits chaque année. Si on déduit ce qui est consommé en nature par les chevreaux, les éleveurs, ce qui est transformé en fromage frais à la ferme (simplement égoutté), il reste 9 000 000 de litres destinés à la fabrication des fromages affinés. Pour faire un fromage de Sainte-Maure de 180 à 230 grammes, il faut près de 2 litres de lait (un peu moins en automne) ; c'est donc en fin de compte près de 5 000 000 de Sainte pure-chèvre affinés qui sont produite chaque année en Touraine. Sur les 5 000 000, si on tient en compte des quantités de lait collectées par les laiteries (coopératives et industrielles), on peut considérer qu'il est fabriqué près de 4 000 000 de fromages laitiers et guère plus de 1 000 000 de fromages fermiers. Si on tient compte de la fabrication des "mi-chèvres" et les "formes chèvres" ne contenant pas trace de lait de chèvre on arrive à un total de 6 000 000 à 7 000 000 de fromages au minimum. Notons que la collecte des laiteries en lait de chèvre augmente d'année en année et que 1960 semble vouloir être une année record, supérieure à 1957 qui est pourtant la plus forte année de la période 1953-1959. A quoi est due cette augmentation ? Peut-être au fait que certains s'intéressent plus à la chèvre depuis quelques années et qu'un certain nombre d'élevages ont amélioré nettement leur production. Nous pensons que cette augmentation des collectes est due pour une bonne part à l'abandon de la fabrication du fromage fermier par un certain nombre d'éleveurs, qui jugent plus simple de vendre leur lait à la laiterie dont le camion vient déjà dans la cour dans bien des cas, chercher le lait de vache. Notons également que les prix du lait de chèvre ont été bien revalorisés par les laiteries (jusqu'à 10 et 20 fr de plus que lait de vache suivant la saison) et ceci incite aussi certains éleveurs à livrer le lait en nature.

FABRICATION DU SAINTE-MAURE

C'est un fromage de lait de chèvre à pâte molle, affiné ou non, à égouttage spontané. Nous allons essayer de résumer la technique de sa fabrication à la ferme et en laiterie.

Le caillage :

Le lait est emprésuré frais, entier doux (entre 15 et 20°). A basse température (15°) le caillage est plus lent, ce qui donne une pâte de texture plus fine, ce qui est recherché. Pour respecter cette température il faut souvent refroidir le lait en été, en le mettant dans une pièce fraîche, exposée au Nord et en mettant les seaux ou pots dans des bassines ou bacs d'eau froide, renouvelée si nécessaire. L'hiver il faut au contraire emprésurer en chambre tiède, parfois placer le lait sur le derrière de la cuisinière. Le thermomètre permet de suivre cette température. Ce caillage doit se faire lentement, entre 18 et 24 heures. Pour cela, en plus du maintien à température convenable, il faut mettre très peu de présure : 1 à 2 gouttes par litre (présure du commerce à 1/2500e) et réduire encore s'il le faut en été, augmenter un peu en hiver si le caillage est trop lent.

Egouttage :

Les moules utilisés, appelés parfois "faisselles", sont des "cylindres" de fer étamé, perforés, un peu coniques, de dimensions assez variables (il semblerait d'ailleurs logique de les standardiser) ; un modèle courant a les mesures suivantes : 75 mm de diamètre à l'extrémité ouverte, 58 mm à l'extrémité fermée, 225 mm de longueur totale extérieure. La longueur intérieure est de 212 mm car il y a un "fond" ou cercle, comme un seau, sur lequel il repose pendant l'égouttage. Pour mettre en "faisselles" (placées verticalement), on utilise une louche en prenant des précautions pour diviser, ne pas briser le caillé. En laiterie on utilise parfois des entonnoirs spéciaux épousant la forme inférieure du moule ou des "multi-moules", sortes d'entonnoirs multiples permettant d'emplir plusieurs faisselles en même temps. L'égouttage à basse température, dure une journée environ. On commence par abandonner le caillé 3 à 4 heures dans la position normale (ouverture du moule en haut), puis on retourne le moule sur une planche ou de préférence sur un store : le sérum continue ainsi à s'écouler. Par basse température, il faut entendre environ 15°.

Ressuyage -- Salage -- Affinage :

Deux jours se sont écoulés (un pour le caillage, in pour l'égouttage). Le troisième jour le fromage est sorti des "faisselles". Il doit être suffisamment ferme, pas trop humide ; il est alors saupoudré de sel régulièrement (à 1 %). S'il était trop humide, on le laisserait un peu "ressuyer" avant salage. Il est alors allongé sur paillasson, et placé à une température d'environ 15° dans un endroit aéré. En laiterie ce sera au "hâloir" où on règle l'humidité, la ventilation, la température. A la ferme, il faut cherche l'endroit favorable qui donnera les meilleurs résultats. Tantôt à la cave (cave en roc très fréquente en Touraine), parfois au cellier ; dans certains cas c'est un couloir de la maison (où les fromages sont placés sur des clayettes suspendues au plafond) qui, suffisamment aéré, conviendra mieux. D'ailleurs, pour des raisons de température, le meilleur endroit n'est pas toujours le même en été et en hiver. Où qu'il soit, il faudra le retourner chaque jour, pour qu'il conserve sa forme et pour que le séchage, la maturation, l'affinage soient uniformes, homogènes. La moisissure va commencer à se former au bout de quelques jours (8 à 10 jours). Cette moisissure provoquée par un pénicillium, peut-être de teintes variables. En laiterie on utilise généralement le pénicillium candidum qui donne un feutrage blanc. A la ferme c'est souvent le pénicillium glaucum qui se rencontre et donne les fromages bleus. Le fromage est "fait" environ 3 semaines après l'emprésurage et prêt à être consommé. Naturellement, suivant les goûts il sera consommé plus tôt (plus frais) ou plus tard (plus sec).

CARACTÉRISTIQUES DU SAINTE-MAURE

Le bon Sainte-Maure a une pâte pleine, dans trous, une texture fine, une coupure nette, d'un blanc ivoire. La croûte relativement sèche est adhérente et ne se sépare pas, n'est pas gluante. Le fromage pèse environ 200 gr (180 à 230 gr) suivant les dimensions des faisselles utilisées et suivant qu'elles sont plus ou moins remplies. Pour le faire on utilise entre 1,8 litres et 2 litres de lait, suivant la composition, qui varie avec les saisons. On se représente souvent le Sainte-Maure avec une paille à l'intérieur, d'un bout à l'autre (le Sainte-Maure fermier). Cette présentation est demandée par certains consommateurs, qui y voient une "garantie d'origine". Mais cette pratique a presque disparu, elle subsiste encore pour "tenir" les fromages un peu moins faits, un peu mous ou cassés, elle n'augmente pas la qualité. Notons que depuis quelques années la propreté, la qualité bactériologique des laites de chèvre s'est améliorée. Il en est résulté une diminution de l'acidité de ces laits et une amélioration de la qualité des fromages. Il ne faut jamais oublier en effet que si la technique de fabrication joue un grand rôle, une des conditions de réussite d'un bon fromage est le soin, la propreté qui sont apportés aux diverses manipulations : traite, fabrication, propreté des récipients, etc.

LA COMMERCIALISATION

Le fromage de Sainte-Maure est maintenant connu dans toute la France, et les villes importantes sont approvisionnées régulièrement (régularité relative d'ailleurs en raison du caractère saisonnier de la production). Ces expéditions sont faites en fromages "laitiers" par les laiteries et en fromages fermiers. Ces derniers sont collectés par des ramasseurs (volaillers) à la ferme ou sur les marchés où les fermières apportent chaque semaine leur production, au marché de Sainte-Maure principalement. Les ventes directes ont également cours de la ferme aux restaurants, aux épiciers et aux particuliers.

DÉFENSE DE LA QUALITÉ

Pour valoriser les fromages de qualité et permettre au consommateur de les reconnaître, certaines dispositions ont été prises par les producteurs fermiers et par les laiteries.

Production fermière.

Sur l'initiative de M. DESACHE Conseiller général et maire de Sainte-Maure, appuyé par l'Union Commerciale de la Ville, une marque fût déposée au début de 1954 et fût imprimé un papier d'emballage, de présentation uniforme portant outre la désignation et la marque du fromage, le numéro de chaque producteur. Pour bénéficier de ces dispositions, le producteur doit affronter l'épreuve de la dégustation, sous forme de concours, qui a lieu périodiquement, en présence des professions intéressées, restaurateurs, ramasseurs, etc. Les fabrications reconnues valables ont droit à la marque et le papier d'emballage est cédé pour une somme modique. Par ce papier, le consommateur non satisfait est invité à adresser ses reproches à la Mairie de Sainte-Maure en rappelant le numéro du producteur. Il y a donc un contrôle permanent. Il faut croire que les consommateurs sont satisfaits car les réclamations sont rares et les critiques peu importantes (par exemple défaut ou léger excès de salage). Il est alors facile d'avertir le producteur qui peut y remédier. Les résultats ont été heureux et le prix du fromage passa rapidement de 70-90 fr à 100-130 fr (aujourd'hui 1,50 à 1,70 NF). DE tout côté, les producteurs ont fait un effort pour maintenir la qualité et conserver le droit de la "marque". Cette initiative, si elle est excellente, présente cependant l'inconvénient, à notre avis, de ne toucher qu'un nombre restreint de producteurs de Sainte-Maure et environs immédiats : 25 à 50 producteurs présentent 15 à 20 000 fromages par an au total, c'est-à-dire une très petite partie de la production départementale.

Production laitière.

La Fédération des laiteries coopératives "Touraine et Maine-Anjou" a voulu également attirer l'attention des consommateurs et a déposé une marque "Caprina" (décision de l'Assemblée générale du 19 octobre 1935). Il ne semble pas que cette marque ait été mise suffisamment en valeur jusqu'à ce jour, mais une décision récente (octobre 1960) semble vouloir la reprendre et surtout la faire mieux connaître.

Perspectives.

Ces initiatives parfois efficaces mais limitées à une partie seulement de la production, ne satisfont pas tous les producteurs (fermiers ou industriels) qui recherchent une méthode plus efficace de défense du fromage de chèvre. De nombreuses discussions ont déjà eu lieu, surtout depuis que quelques laiteries ne se contentent plus de faire du mi-chèvre (qui peut contenir jusqu'à 75 % de lait de vache) mais fabriquent, l'hiver surtout, du fromage à 100 % de lait de vache en adoptant la forme traditionnelle du fromage de chèvre de Sainte-Maure ; ceci dans un but de continuité commerciale, ce qui permet de "tenir" la clientèle pendant l'hiver et éviter d'avoir à la "récupérer" au printemps. Il n'y a pas de fraude puisque l'indication "fromage de chèvre" n'y figure pas ; mais le consommateur n'est pas non plus prévenu par l'indication "fromage au lait de vache". En somme, le consommateur est averti lorsqu’il s'agit d'un mi-chèvre (le papier d'emballage est marqué d'une bande jaune) alors que n'attire son attention si ce n'est un forme chèvre à 100 % de lait de vache. De cette manière le consommateur, qui ne connaît pas la législation complexe des fromages, mange du fromage de vache croyant manger, en raison de sa forme spéciale, du fromage de chèvre. Cette "imitation" des formes risque de lasser ce consommateur, le détourner d'un produit d'une qualité pourtant indiscutable. Cette "imitation" ne devrait pas être permise. Certes, pour la laiterie, en plus du maintien de la clientèle, elle valorise le lait de vache. En effet, le consommateur, habitué à payer plus cher le fromage de chèvre, paie "par erreur" et sans le savoir cette "imitation" plus chère qu'il ne paierait un fromage avoué "lait de vache". La laiterie qui voudrait ne fabriquer que des fromages "authentiques"..., ne résiste pas toujours longtemps à imiter sa voisine. C'est ainsi que la situation se dégrade d'année en année.

QUE FAIRE ?

1. Créer un label. Ce serait un moyen de distinguer les bons, les vrais, les authentiques fromages de chèvres, avec un emballage qui pourrait être uniforme (ce qui n'est pas obligatoire), gardant cependant une marque identifiant le fabricant. Créer un label, c'est créer une marque, une figurine déposée et inviolable, c'est accepter un contrôle de la qualité. Mais ce label, s'il attire l'attention du consommateur, n'empêchera as les autres fabrications des 100 % de lait de vache dans la forme chèvre.

2. Demander une appellation d'origine, afin d'obtenir la protection légale attachée aux Appellations d'origine. Mais, là encore, rien n'empêche d'appeler autrement un fromage qui imite et se fabrique au lait de vache.

3. Puisque ces deux moyens ne semblent pas permettre d'obtenir entièrement satisfaction, on se tourne tout naturellement vers le législateur. Pour éviter la confusion, empêcher les "imitations", il faudrait exiger que l'expression "fromage de lait de vache" figure sur les "formes chèvres" qui ne contiennent pas de lait de chèvre. Ce serait déjà un résultat. Mais le revendeur peut enlever le papier d'emballage et le fromage ressemblera comme un frère au meilleur chèvre fermier, pour lequel l'étiquetage, ou plutôt l'emballage individuel des fromages n'est pas obligatoire. Il resterait à interdire la fabrication de fromages dans la forme Sainte-Maure, autres que les pur-chèvre et mi-chèvre.

Les Pouvoirs publics, le Ministère de l'Agriculture ont été saisis maintes fois de cette suggestion mais rien n'a pu être obtenu. Il semble en effet que le Conseil d'Etat se soit fixé pour règle qu'une forme déterminée ne peut être réservée à un fromage. Pourtant, ce qui compte, c'est la défense d'une production nationale (si nous ne parlons que du Sainte-Maure, nous pourrions parler aussi du Valençay, etc.), la défense d'une production de qualité, et tout simplement... la clarté du marché, toutes choses qui justifieraient peut-être que l'on déroge à une "règle".

Nous souhaiterions donc que les corporations intéressées, les Pouvoirs publics prennent l'affaire en main et les oppositions ne résisteraient probablement pas au bon sens, à la clarification, la normalisation du marché tant désirée par la grande majorité des producteurs et des consommateurs.

Adolphe FATOUX http://histoire-agriculture-touraine.over-blog.com/2017/02/fatoux-adolphe-1917.html

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