OVINS en ANGLETERRE

Publié le par histoire-agriculture-touraine

1770


Traité des bêtes à laine ou méthode d'élever et de gouverner les troupeaux aux champs et à la bergerie : Ouvrage pratique, suivi du dénombrement et de la description des principales espèces de bêtes à laine dont on fait commerce en France ; avec un état des différentes qualités de laines et des usages auxquels elles servent dans les manufactures, par M. CARLIER, Tome Premier, De l'imprimerie de Louis Bertrand, à Compiègne et se vend à Paris chez Vallat la Chapelle, Librairie au Palais, sur Perron de la Sainte-Chapelle, au château de Champlâtreux. M. DCC. LXX (1770)

p. 88-92


Troupeaux d'Angleterre
"L'Angleterre diffère peu de la France septentrionale du côté des pâturages et des climats. Le mérite distinctif du bétail est seulement dû à la différence du genre d'éducation et à la qualité des bonnes nourritures dont on a toujours soin d'approvisionner les bêtes à laine, soit en prairies artificielles, soit en racines, en sorte que les troupeaux ne souffrent jamais.
Ces animaux bivaquent presque tout l'année, excepté pendant les neiges et pendant les pluies continues d'hiver dont on les garantit par de simples appentis ; encore arrive-t-il souvent, à cause de la douceur du climat, qu'on leur refuse ces abris.
Les lots des propriétaires sont partagés dans les prairies et dans les pâturages par des fossés et par des haies dont l'épaisseur et la hauteur conservent toujours une verdure sur la surface de la terre. Ces haies en arrêtant l'impétuosité des vents, garantissent les moutons des injures de l'air.
Les Anglais nourrissent une quantité prodigieuse de moutons. La nature de leur pays rempli d'excellents pâturages et la température du climat favorisent les soins qu'ils donnent à leurs troupeaux. Dans Romney-Marsh [marécages de Romney] contrée d'environ vingt milles de longueur sur dix mille de largeur, on compte 47 110 acres où l'on élève des bêtes à laines. On estime communément le nombre de moutons ou de brebis entretenus dans ces pâturages à raison de trois par acre [6 par ha], non compris les agneaux. Ainsi cette contrée seule fournit 141 330 toisons. Quatorze toisons font ordinairement un Draft. Quatre Draft composent un Pack. Le Pack pèse 240 livres. Le total des toisons recueillies dans Romney-Marsh  montre par conséquent à 2 523 Packs ou 605 520 livres [1,927 kg / toison].
Du côté des dunes méridionales, il y a un pays plat qui s'étende de Bourn en Sussex jusque près de Chichester et Port-Doun en Hampshire. Sa longueur comprend 65 miles, et sa largeur 5 ou 6. Ce terrain est entièrement couvert de troupeaux de moutons de la petite taille à la vérité, mais chargés de la plus belle laine. On compte qu'ils occupent 70 000 acres.
La quantité de bestiaux qui paissent dans les plaines de Salisbury est innombrable. Ces plaines vont de Winchester aux Divizes, à l'Est et à l'Ouest : et d'Andover sur les frontières de Berkshire à travers les Comtés de Wiltz et de Dorset jusqu'à Weymouth proche de la mer. Elles embrassent les pays de Southampton.
Les montagnes de Cotwould et les plaines voisines dans les comtés de Worcester et d'Oxford, nourrissent aussi une infinité de moutons.
Le comté de Surrey en élève encore une grande quantité du côté des dunes et dans les vastes bruyères qui sont à l'ouest de cette contrée vers Farnham, Guilford et la montagne de Hind-Head qu'on voit sur le chemin de Ports-mouth.
Mais les comtés de Lincoln et de Leicester effacent toutes ces provinces. C'est dans ces deux comtés que l'on trouve les moutons de la grande espèce dont on amène un si grand nombre aux boucheries de Londres. Ils mangent peu et engraissent plutôt que les autres [inflence de la sélection améliorante conduite par Bakewell] Mais il est difficile de les contenir dans leurs parcs. Ils sont sujets à renverser les claies qui les enferment, et à se disperser.
Les bruyères de Newmarket et les Dunes ne cèdent guère sur cet article aux comtés de Lincoln et de Leicester. Les bruyères qui touchent aux comtés de Suffolk et de Norfolk, qui continuent depuis Bourn-Bridge du côté d'Essex jusqu'à Thatford au Nord-Est, depuis Brandon jusqu'à Lynn au Nord-Ouest, et du côté du Nord jusqu'à la mer ; ces bruyères, dis-je, sont également remplies de troupeaux. Les moutons de ces contrées ont cela de particulier, que leur tête noire, quoique le reste du corps soit revêtu d'une laine très blanche. Je ne dois pas oublier les montagnes de la principauté de Galles, ni la belle laine de Leominfter ou Lemfter en Hereford-Shire. Je dois aussi faire mention des Woulds ou Dunes dans la subdivision orientale de la province d'York, du Banc de Tees dans l'évêché de Durham. On trouve dans cet endroit les plus grands moutons de toute l'Isle sans en excepter ceux de Leicester-Shire ou de Romney-Marsh. Ces animaux ont tellement multiplié dans le Northumberland et dans le Cumberland, que les habitants de ces provinces sont obligés d'en envoyer tous les ans hors de chez eux. Leurs bergers en viennent vendre jusque dans les environs de Londres. Il n'y a pas longtemps que l'on s'est adonné dans cette partie de l'Angleterre à élever de ce bétail aussi universellement.
Il faut joindre aux contrées que je viens de nommer la province de Warwick, l'Isle d'Ely, Buckingham, Hertford. On estime les laines de Buckingham-Shire. Celle d'Hertford-Shire leur sont inférieures. Les moutons des montagnes de Cotfwould et des plaines de Salisbury portent une laine très belle mais leur toison est peu garnie. Ceux de Ruland-Shire ont une laine rougeâtre. Les fermiers qui demeurent entre Enford et Warminster en Wilt-Shire gardent les troupeaux les plus nombreux de toute l'Angleterre. Outre la quantité infinie de bestiaux que tant de provinces fournissent, on amène tous les ans d'Ecosse en Angleterre 120 000 moutons. C'est aussi dans ce dernier royaume que s'apportent toutes les toisons qu'on abat dans le Galloway, l'Air, le Nithfdale, le Tiviodale, et d'autres contrées de l'Ecosse.
A l'occasion d'une gageure on dressa un état des moutons qui se trouvent aux environs de Dorchester en Dorfet-Shire à six milles à la ronde, (ce fut au mois de juin) il monta à 600 000.
Dans la même année il se vendit 400 000 moutons à la foire de Wey-hill et 600 000 à celle de Burford en Dorset-Shire.
Pour achever de donner au lecteur quelque idée de la multitude surprenante et indéterminable des troupeaux de bêtes à laine que l'on élève dans la Grande-Bretagne, j'ajouterai ici qu'un auteur Anglais (M. Daniel de Foe) qui paraît fort instruit des choses de son pays, assure que 605 520 livres de laine que l'on tire de Romney-Marsh, ne forment que la deux-centième partie de celle que fournit l'Angleterre (Essai sur l'état du commerce en Angleterre, Tome I, page 22 et suivantes, éd. 1755)"

1851

Journal d'agriculture pratique, de jardinage et d'économie domestique, 1er semestre, 1851
p. 309-313
20 avril 1851
par MALINGIÉ-NOUEL Directeur de la ferme-école de la Charmoise (Loir-et-Cher)
RACES OVINES ANGLAISES
Les Anglais, observateurs attentifs des besoins de l'époque et des convenances de la production, ont abandonné les races à produits facilement transportables, pour créer d'autres dont le mérite principal consiste en viande de boucherie, qui se refusent à ces transports lointains. De plus, l'inondation de laines fines qui a débordé en Angleterre, s'est étendue et s'étend de plus en plus parmi nous par l'abaissement, pour ne pas dire le nivellement complet, des digues salutaires que nos pères avaient sagement construites. Nous avons à examiner les moyens nouveaux adoptés par les Anglais, c'est-à-dire si les races nouvelles créées par eux sont admissibles chez nous, et peuvent amener en France la même compensation, le même remède au mal que de l'autre côté du détroit.
Bakewell, dans le dernier tiers du dix-huitième siècle, fut le créateur des races nouvelles dont s'enrichit l'Angleterre. Doué d'un esprit d'observation très remarquable, aidé par des subventions énormes du gouvernement de son pays, stimulé par les prix fabuleux qu'obtinrent promptement ses animaux chez un peuple froid, sensé et juste appréciateur, il eut le rare bonheur de rendre un service à sa patrie, en mettant la dernière main à la transformation qu'il avait rêvée. Il eut le bonheur encore plus rare d'obtenir de son vivant, en gloire et en richesses, la récompense due à son génie, et surtout à sa persévérance. Les moyens qu'il employa pour arriver à son but ne sont plus aujourd'hui un mystère, quoiqu'il les ait toujours cachés avec un soin mercantile et jaloux qui ne lui fait pas honneur. Ces moyens furent des appareillements judicieux, et une excellente nourriture en tout temps.
Arrêtons-nous ici quelques instants.
Il existe une loi naturelle en vertu de laquelle les extraits ressemblent à leurs ascendants paternel et maternel. Cette loi remonte à plusieurs générations ; et le caractère est d'autant plus fortement imprimé, qu'il est lui-même plus anciennement reproduit chez les ascendants du père et de la mère. 
Pour rendre constants des caractères obtenus par l'application de cette loi ; pour reproduire d'une manière certaine et continue l'ensemble de qualités qu'on est parvenu à réunir en alliant entre eux les animaux qui les possèdent isolément ; pour, en un mot, fixer la réunion de ces qualités et les rendre propres à une variété d'animaux, ou, en d'autres termes, pour constituer une race, il faut allier entre eux ces mêmes animaux dans les degrés les plus rapprochés de parenté, et jusqu'aux limites du possible. Je dis jusqu'aux limites du possible, parce que l'expérience a constaté que ces alliances finissaient par être stériles.
Soit donné, par exemple, un bélier possédant certaines qualités ou certains défauts. On peut, à l'aide de ce seul bélier, obtenir en un temps déterminé, une race d'animaux qui lui ressemblent parfaitement, et qui reproduisent toutes les qualité et tous les défauts qui lui sont propres. Il faut pour cela le donner à des brebis quelconques ; elles produiront un certain nombre de femelles possédant 50 % du sang de leur père. Celles-ci, fécondées par lui, donneront naissance à d'autres femelles qui auront 75 % du sang paternel. Le même bélier servant à ses petites-filles donnera naissance à des animaux ayant 87,7 % de son sang, et dès lors il faudra l'œil le plus exercé pour reconnaître quelques traces du sang des première mères ; il sera entièrement fondu dans celui du père. Il s'en reproduira seulement de temps en temps quelques souvenirs vagues, que le fondateur de la nouvelle race devra éliminer avec soin. En poussant au-delà de ces limites l'alliance des animaux en dedans [in and in] (terme consacré par les Anglais), on obtient difficilement la fécondation des femelles, la nature ayant placé des bornes infranchissables aux essais et aux investigations de l'homme. Mais les dernières femelles produites, stériles avec leur arrière-grand-père, ne le seront pas avec leurs frères, et elles donneront naissance par leur moyen à une génération constante, qui peut désormais conserver les caractères qui lui sont propres, sans avoir recours au moyen employé pour en fixer la réunion. Il ne faut plus que procéder avec soin au choix des producteurs, et surtout celui des producteurs mâles, puisque la brebis ne peut donner que son fruit, et que le bélier, au contraire, féconde un grand nombre de brebis. 
Les résultats obtenus par l'application de la loi naturelle dont il vient d'être parlé, reçoivent une aide puissante de la part des circonstances hygiéniques sous l'influence desquelles on se place pour opérer. Pour ce qui concerne en particulier le développement rapide et précoce des jeunes animaux et leur aptitude à engraisser de bonne heure, il n'est point d'auxiliaire plus puissant qu'une bonne nourriture, dès la naissance des individus. Cette nourriture doit être encore plus substantielle qu'abondante, appropriée toutefois à l'âge et aux organes des jeunes sujets.
Ces habitudes de croissance rapide et d'engraissement précoce se fixent dans une race, soit par le temps, soit à l'aide de l'application des principes sus-énoncés ; de façon qu'il s’établit à cet égard des contrastes entre animaux d'une même espèce, contrastes étonnants et bien faits pour attirer l'attention de l'observateur judicieux. En effet, considérons deux lots d'agneaux appartenant, l'un à une race précoce et perfectionnée, l'autre à une race tardive ou habituée à la misère et aux privations. Soumettons ces deux lots, dès leur naissance, à une nourriture abondante, distribuée à satiété dans les mêmes circonstances, et entourons-les des mêmes soins. L'un, celui appartenant à la race précoce ; prendra un développement remarquable, et se maintiendra dans un état d'embonpoint très avancé. L'autre restera non seulement en arrière sous le rapport du développement, ce qu'expliquerait, jusqu'à un certain point, l'exiguïté de la race dont il est issu, mais il ne prendra pour ainsi dire aucune graisse. Il sera cependant plus fort, plus en chair, que s'il était resté dans les conditions ordinaires de sa race ; mais cette augmentation de valeur ne sera nullement en rapport avec les sacrifices faits pour l'obtenir. De tels résultats, soit dit en passant, ont souvent porté le découragement chez des cultivateurs faisant un premier pas pour sortir de la pénurie et de la misère que subissent encore, en France, la presque généralité des bêtes à laine. Ces cultivateurs n'ont pas persévéré dans leurs essais de nourriture plus substantielle, persuadés que les animaux n'en payaient pas la valeur. Ils ont commis la faute de généraliser cette opinion. Ce n'est pas la méthode de bien nourrir qui est mauvaise, mais celle de nourrir bien des animaux en eux-mêmes, débiteurs insolvables auxquels il ne faut jamais rien prêter.
Les moyens que nous venons d'exposer sont ceux qui ont servi à Bakewell et à ses successeurs pour transformer toutes les races anglaises en nouvelles races, toutes plus ou moins aptes à un engraissement hâtif. Ce sont ces mêmes moyens qui président encore aux opérations modernes, et qui amènent dans les divers pays et les divers croisements des résultats plus ou moins complets, en raison des circonstances locales où les essais ont lieu, et de l'application plus ou moins complète des vrais principes ; en raison, enfin, du pacte et de la persévérance des améliorateurs.
Quant aux résultats, ne perdons pas de vue qu'ils apparurent d'abord et qu'ils se continuent aujourd'hui sur la terre classique de l'engraissement, sous le climat le plus favorable à la production constante d'une herbe rendue riche et nourrissante par l'application d'engrais puissants et variés, pâturage aidé par les racines, les grains et les tourteaux prodigués en tout temps aux animaux. N'oublions pas encore que la position des Anglais au milieu de l'Océan, et leur séparation d'avec les autres peuples, leur ont permis de détruire les ours et les loups, jusqu'au dernier, sur toute l'étendue de leur territoire. En raison de cette amélioration, qui suffirait à elle seule pour caractériser le bon sens et la persévérance d'un peuple, ils ont pu rapprocher leurs bêtes à laine de l'état de nature, en les laissant dehors en tout temps, le jour comme la nuit, l'été comme l'hiver, depuis leur naissance jusqu'à leur mort. Il en est résulté une économie immense par la suppression immédiate et absolue des parcs et des bergeries, dont les noms sont inusités et inconnus en Angleterre ; et les bêtes à laine elles-mêmes en ont éprouvé une amélioration incalculable. Ces animaux, munis, plus que tout autre de la création, d'un abri contre les ardeurs de l'été, d'une défense contre les insectes de cette saison, d'une fourrure bravant la pluie, la neige et les frimas de l'hiver ; ces animaux, dis-je, ont non seulement résisté parfaitement à ce régime, mais ils s'y sont retrempés en quelque sorte ; ils y ont acquis une rusticité, une vigueur de constitution, une plénitude de vie contribuant beaucoup aux résultats remarquables qu'ils procurent. Nous les avons visités par des temps affreux de pluie et de vent, et nous les avons trouvés impassibles. À un autre voyage, nous avons vu les brebis agnelant dans la neige, et élevant leurs petits comme les daims et les chevreuils des bois.
Toutes ces circonstances sont à prendre en sérieuse considération.
1. - Race Dishley.
Bakewell habitant et cultivant la ferme de Dishley, dans le Leicestershire ou comté de Leicester, on donna à ces animaux, dès leur apparition, le nom de New-Leicester, comme qui dirait : Nouvelles bêtes à laine du comté de Leicester. Quelques-uns les désignèrent sous la dénomination de bêtes à laine de la ferme de Dishley. Ce dernier mot, plus en harmonie avec notre langue et avec nos oreilles, prévalut en France, tandis que le premier est resté le seul employé en Angleterre. Avant le grand homme qui, à lui seul, enrichit sa patrie plus qu'aucun homme d'État ne le fit jamais, les bêtes à laine de Leicester étaient de grande taille, osseuses, consommant beaucoup, engraissant tardivement. Leur toison était longue, mécheuse et grossière ; elle appartenait à la catégorie des laines de peigne. En Angleterre beaucoup d'autres races de bêtes à laine, et les Mérinos s'offraient également. Mais Bakewell appréciant à leur juste valeur les besoins de son époque, et prévoyant l'immense importation de laines fines qui allait inévitablement avoir lieu dans sa patrie, plus commerçante encore qu'agricole, porta tous ses soins et demanda tous ses moyens d'amélioration aux races à laine longue. Elles se prêtaient, par leur nature et leur conformation, mieux que les races à laine finie, à la grande, pacifique et heureuse révolution que méditait cet homme de génie. En employant les moyens que nous avons développés, et sous 'influence des circonstances que nous avons fait connaître, il créa sa race de Dishley. Elle s'est conservée de nos jours, avec l'intégralité de ses caractères, par les soins du successeur de Bakewell. Transportée dans les contrées les plus riches et sur les sols les plus fertiles, elle y a acquis des dimensions extraordinaires. On a pu s'en convaincre, en France, au dernier concours de Versailles, où figuraient des dishleys monstrueux, venus du Cap de Bonne-Espérance.
Mais ces excentricités sont réalisables seulement dans des localités exceptionnelles, et rendraient peu utile la race de Bakewell, si elle exigeait de pareilles conditions. Heureusement il n'en est rien ; et, sans acquérir ces dimensions extraordinaires, elle présente les plus grands avantages dans un grand nombre de positions que nous déterminerons. Elle est extrêmement remarquable par sa carrure, le développement de la partie antérieur du corps, la largeur des reins, l'ampleur des quartiers, la rotondité des côtes, sa taille près de terre, et la petitesse relative des os et de la tête : cette dernière est entièrement débarrassée des cornes, arme ou ornement de très peu de valeur et inutile, cependant très coûteux à produire.
A ces qualités physiques d'une importance capitale, et comme en découlant naturellement, se joignent une vigoureuse santé, une grande puissance d'assimilation, un développement rapide, et une aptitude à prendre la graisse promptement. Ce qui ne veut pas dire que ces animaux engraissent avec peu de chose et des fourrages ordinaires, erreur dans laquelle tombent encore une foule de personnes pour lesquelles rien ne semble utile et admissible, si le merveilleux ne s'en mêle. Il est temps de faire justice à toutes ces exagérations, et de juger les choses froidement et selon leur véritable valeur.
Ce que nous avons cherché à faire par cinq voyages successifs en Angleterre, pendant lesquels nous avons pu, comme beaucoup d'autres, voir les choses derrière le rideau, nettoyées de ce vernis mercantile dont nos voisins savent si bien faire reluire le brillant aux yeux des étrangers. Or, la vérité est que les Anglais n'engraissent aucun de leurs animaux sans leur procurer la plus grande abondance des nourritures les plus variées et les plus substantielles. Nous avons maintes fois été témoin de leurs tours de force à cet égard, et nous pouvons citer le régime auquel étaient soumis, en juin 1838, chez un riche fermier des environs de Coleshill, un lot de moutons dishleys, préparé pour la boucherie. Ces animaux jouissaient, en plein air, du calme et du repos le plus absolus, sur un herbage des plus riches, où ils étaient assez nombreux pour empêcher l'herbe de monter et de devenir trop dure. On leur abandonnait avec cela, deux fois par jour, le pâturage d'un champ de vesces d'hiver en fleur ; puis on les ramenait dans leur enclos, où ils trouvaient, dans des mangeoires portatives, le matin, du tourteau de lin concassé, le soir des féveroles ; le tout distribué en quantité relative à ce qu'ils pouvaient consommer. Nous entendons ici plusieurs de nos lecteurs s'écrier : " La belle merveille d'engraisser des animaux avec un pareil régime ! " En effet, la merveille ne consiste pas à arriver ainsi à l'engrais considéré d'une manière absolue ; mais elle consiste à amener à cet état, même à l'aide de ces moyens, des animaux d'un à deux ans, et d'accumuler sur eux, avec la dose de nourritures consommées, une quantité de graisse et de viande de 50 à 60 % plus considérable qu'on ne le ferait avec des animaux de mauvaise race. Le même poids d'animaux provenant de la plupart de nos races françaises, mis au même âge à ce régime, n'augmente qu'en taille et n'engraisse pas : ou, si on le compose de bêtes ayant le double ou le triple âge, il n'augmente, avec la même dose de la même nourriture, que de 40 ou 50 % du poids de graisse et de viande réalisé par des Dishley.
On a reproché aux Dishley leur besoin de repos et de bonne nourriture ; ces reproches ne nous semblent pas justes. Autant vaudrait reprocher à des chevaux Boulonnais de n'être pas propre aux allures rapides. Les Dishleys sont des animaux de boucherie : ne leur demandons pas des facultés en opposition avec le but pour lequel ils ont été créés. La sobriété et la transhumance les éloignent de ce but.
Un reproche plus juste que le précédent tombe sur leur laine. Bakewell ne l'ayant prise qu'en considération très secondaire, elle se ressent nécessairement de ce vice originel. Elle est, en effet, généralement grosse dans son genre, peu homogène sur les diverses parties du corps de l'animal, peu semblable à elle-même dans les divers troupeaux de pur-sang ; enfin, les toisons ne sont pas assez formées ni assez abondantes.
Un reproche plus grave et tout aussi juste que le précédent a rapport à la récente formation de la race, et par conséquent à son action relativement moindre, dans la reproduction, que celle des races anciennes et pures qu'on allie avec elle. Mais ce reproche chaque année perd de sa valeur. Nous indiquerons d'ailleurs le moyen de procurer à une race nouvelle toute la puissance d'action désirable dans un croisement.
2. - Race South-down.
Jusqu'à la fin du XVIIIe siècle, la race Dishley servit à peu près seule à l'amélioration des troupeaux anglais. A cette époque, vingt-cinq années d'expérience [1775-1800] ayant constaté d'une manière irréfragable les conditions indispensables à son admission lucrative, ses qualités et ses défauts, on chercha à constituer des races nouvelles, appropriées aux localités qui se refusaient à l'élève et au succès des Dishley, ou répondant à des besoins qu'ils ne satisfaisaient pas. C'est ainsi qu'en donnant des soins à l'ancienne race du pays, connue sous le nom de South-down, les Anglais parvinrent à l'approprier parfaitement aux localités maigres et aux pâturages élevés, où l'herbe est rare, comme ceux des dunes, par exemple, qui ont donné leur nom à cette race intéressante. A force d'appareillements judicieux, elle est arrivée à une perfection de formes qui soutient la comparaison avec les Dishley, et de cette perfection même résultent une forte constitution et une grande puissance d'assimilation : elle prend la graisse avec une rare perfection. Elle a sur les Dishley l'avantage de se soutenir dans les positions maigres, et de résister à la famine, autant toutefois que ce mot puisse être employé à l'égard d'animaux anglais, auxquels il est bien rare de faire éprouver réellement le besoin. Il est vrai que les South-down vivant sur les dunes ne donnent pas une idée fort avantageuse de la race, et qu'ils y restent maigres et chétifs ; mais enfin y vivent-ils, et c'est une qualité bien précieuse dans une race, que celle de pouvoir utiliser de pareilles positions, et de réaliser une rente sur de pauvres terrains qui, sans elle, n'auraient aucune valeur. Nous nous souvenons, avec un grand intérêt, de la visite que nous fîmes en 1839 aux troupeaux South-down de M. H. Boys, l'un des éleveurs anglais le plus en réputation dans cette spécialité. On était au moment de la tonte, et tous les troupeaux se trouvaient réunis. Les animaux d'un à deux ans, venant des dunes, étaient dans un état de maigreur, et presque de misère, que n'eût pas répudié notre race Solognote ; mais les moutons de deux à trois ans, engraissés dans les riches vallées qui font partie de la propriété de ce gentlemen fermier, présentaient les formes les plus belles et l'état le plus normal d'engraissement. Aussi les caractères bien distinctifs du South-down sont-ils d'être à la fois propre à utiliser les pâturages misérables, et à fournir à la boucherie une viande excellente, de facile et rapide engraissement. Il est de taille moyenne plus petite par conséquent que celle du Dishley ; il est, dans les troupeaux de choix, tout aussi bien fait que lui ; sa tête et ses pattes sont noires ; sa laine est courte, demi-fine ; sa toison formée. On le multiplie presque exclusivement en Angleterre dans toutes les localités pauvres, et on l'engraisse en concurrence avec les Dishley ou leurs dérivés, dans toutes les positions assez riches pour se prêter à cette sorte de produit. La race South-down, en raison de sa pureté d'origine, exerce plus que celle de Dishley une influence dans les croisements : au point même de perfection auquel elle est parvenue, elle soutient la concurrence avec cette dernière pour le pois et la taille, comme pour la rapidité et la perfection de l'engraissement, dans les localités riches où on l'a adoptée depuis quelques années.
3. - Race New-Kent.
Nous avons vu précédemment que, dans la création de la belle race de Dishley, Bakewell avait négligé la laine, soit parce que, à l'époque où il vivait, la beauté et la finesse de cette matière première étaient moins recherchées qu'aujourd'hui ; soit parce que sa base d'opérations ayant eu lieu sur l'ancienne et grossières race du Leicestershire, il ne put jamais affranchie entièrement sa nouvelle race de ce vice originel ; soit parce que la réalisation de ces deux avantages, la viande et  la laine, lui parut présenter des conditions inconciliables. Dans ce dernier cas, il fit bien de s'arrêter à celui de ces avantages qui présente la plus grande importance. Mais l'aisance de la nation et les besoins de bien-être suivant la marche progressive de temps, le désir d'une laine plus fine et plus appropriée aux exigences des fabriques se fit de plus en plus sentir.
Le Kent [Romney Marsh], comté le plus méridional de l'Angleterre, était depuis un temps immémorial en possession de produire au commerce des laines de peigne, longues et fines, indispensables à une foule de fabrications, et non-seulement au commerce national, mais à celui des nations voisines, qui n'en trouvaient de pareilles ni chez elles ni ailleurs. Malheureusement, les animaux qui produisent ces laines étaient des bêtes osseuses, à ce point même que plusieurs avaient des cornes ; elles étaient de très grande taille, de mauvaises formes, consommaient beaucoup, comme toutes les bêtes haut montées, et engraissaient tardivement. Mais tels étaient les avantages attachés au commerce des laines de cette race, et surtout à l'exportation qui en avait lieu dans le nord de la France, que les cultivateurs du Kent ne pouvaient se résoudre à améliorer cette race par l'introduction du sang Dishley, qui l'eût détériorée sous le rapport de la toison. Ou bien, si cette introduction s'opérait de loin en loin et petit à petit, elle se faisait avec le regret de voir altérer, en proportion relative, la beauté des laines qui avaient fait pendant longtemps la gloire et la richesse du comté.
C'est dans ces circonstances, et au commencement de ce siècle [1800], que parut le Bakewell du Kent, Sir Richard Goord de Coleshil [Coleshill]. Cet éleveur, remarquable sous tous les rapports, modela comme Bakewell, une bête à laine telle qu'il la voulait et que la réclamaient les besoins de son époque ; mais il modifia les moyens d'action de son illustre prédécesseur.
Ce dernier avait amélioré et même changé de fond en comble la race du Leicestershire, en alliant des sujets distingués de cette race avec des congénères en rapport avec ses vues, et pris partout où il les trouvait ; fixant ensuite par la consanguinité le résultat obtenu, et le développant à l'aide d'une nourriture excellente. Sir Richard Goord purifia au contraire la vieille race du Kent [Romney March] par des appareillements judicieux, retranchant pendant quarante ans [1800-1840], et un à un, les défauts originaires de cette race, et l'amenant ensuite par la consanguinité à la fixité, et par la nourriture au développement dont elle était susceptible. Par cette œuvre de patience autant que d'intelligence, cet agriculteur anglais fit preuve d'une force de volonté et d'une constance de vues vraiment extraordinaires, et il mérita bien de son pays, qui lui en fut reconnaissant. Une souscription nationale lui exprima son admiration et sa gratitude d'une manière digne d'un grand peuple, et ses animaux régénérés régénérèrent à leur tour les troupeaux qui voulurent conserver le monopole des belles laines de peigne que l'Angleterre déverse chaque année sur le continent, tout en réunissant les qualités les plus remarquables de boucherie dont une race quelconque puisse être douée. Car il est bien à remarque que cette condition, la plus importante de toutes, est particulièrement recherchée en Angleterre, et qu'on ne l'y sacrifie jamais à aucune considération accessoire et secondaire.
Nous avons eu la satisfaction d'établir des relations et de converser plusieurs fois avec sir Richard Goord, de 1838 à 1844. Cet agriculteur anglais était alors plus qu'octogénaire, et il conversait, dans un âge aussi avancé que le sien, une lucidité d'idées remarquables, un tact extraordinaire d'appréciation, une mémoire prodigieuse, une conversation éminemment instructive, et cet esprit mercantile, adroit et intéressé, en même temps que loyal, qui caractérise sa nation.
La race de New-Kent, c'est-à-dire la nouvelle race du Kent, apurée et perfectionnée par sir Richard Goord, n'a pas, quoi qu'on ait pu dire, une seule goutte de sang Dishley dans ses veines. Elle est de même taille que cette dernière ; les formes sont absolument les mêmes, ainsi que sa précocité et son aptitude à l'engraissement. Lorsqu'on a vu, manié et comparé un grand nombre de sujets de l'une et de l'autre race, en vie et tondus, en s'appliquant à trouver entre eux quelque différence, on arrive à constater que le cylindre du New-Kent est peut-être un peu plus allongé, en moyenne que celui du Dishley ; ce qui est plutôt un avantage qu'une infériorité. Lorsque les animaux sont abattus, l'on trouve que le Dishley, en général, est plus trompeur que le New-Kent ; ce dernier ayant, sous les mêmes apparences extérieures, plus de suif à l'intérieur que son devancier. Sa chair, dans le comté de Kent, où la comparaison peut être faite partout, est préférée par les consommateurs comme plus fine, et n'ayant pas le goût de suif reproché souvent aux Dishleys. Enfin, la supériorité de la nouvelle race s'établit surtout par les toisons, qui sont plus fines, plus égales, plus fermées que celles des Dishley.
Quant à la faculté qu'auraient, d'après quelques auteurs, les animaux de Goord de résister mieux que ceux de Bakewell à la chaleur et à la marche, il n'en est rien : les uns comme les autres exigent la fraîcheur, le repos, la bonne nourriture, pour donner les résultats qu'on attend d'eux. Le New-Kent n'est pas plus taillé que le Dishley pour la locomotion et la transhumance. On veut trop en France demander à une même race d'animaux de satisfaire à plusieurs besoins à la fois. En Angleterre, un cheval de trait n'est pas en même temps propre au trot ; un cheval de course est exclusivement un cheval de course ; un mouton de boucherie est un mouton de boucherie.
A l'égard des New-Kent, nous avons voulu, sur les lieux mêmes, constater l'état réel de leur supériorité sur les Dishley sous le rapport de la laine, et nous avons pu le faire, ayant été admis dans un des plus beaux ateliers de triage d'Angleterre, à Faversham, et y ayant obtenu les renseignements les plus variés et les plus précis. Les toisons Goord y étaient reconnues à la première vue par leur poids, leur tassé, leur finesse, leur homogénéité. Le directeur, séance tenante, en fit trier plusieurs de l'une et de l'autre race. Les Goord, à l’exception des cuisses et du ventre, ne fournissaient que du matching, ou laine de première qualité, tandis que les Dishley donnaient quatre ou cinq tris très différents, et très peu, ou souvent point du tout de matching. Nous avons conservé dans notre collection, comme étalons ou types de comparaison, des échantillons des cinq qualités de laine longues anglaises que nous avons prises à Faversham, et dont les trois premières alimentent exclusivement les usines de importantes de Tourcoing, Roubaix et Amiens.
MALINGIÉ-NOUEL,
Directeur de la ferme-école de la Charmoise (Loir-et-Cher).
 

 

 

1853

Léonce de Lavergne
L’ÉCONOMIE RURALE EN ANGLETERRE. — I. — Les Animaux domestiques
Revue des Deux Mondes, 2e série de la nouv. période, tome 1, 1853 (p. 262-291)

https://fr.wikisource.org/wiki/L%E2%80%99%C3%A9conomie_rurale_en_Angleterre/01

 

Publié dans Productions

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